Par Pierre Jasmin, artiste pour la paix

D’abord présentée en 2022 à Reims par une compagnie française, la pièce Fanny fut saluée par une critique de l’hexagone comme l’« espoir d’une union collective intergénérationnelle pour un avenir lumineux et égalitaire ! » Marie-Thérèse Fortin (i) à gauche, domine la distribution québécoise, signée Marie-Hélène Gendreau et Hubert Lemire, car l’autrice Rébecca Déraspe – photo centrale -, origine, comme elle, d’une famille du Bas Saint-Laurent. Doriane Lens-Pitt – photo 3 – complète le trio féministe intergénérationnel – soixantaine, quarantaine et vingtaine. L’autrice a jugé bon réadapter sa pièce afin de la présenter au public du Théâtre du Bic en août, puis à celui de l’Estrie en octobre, par le Théâtre du Double signe. Elle signera « Janette », la pièce sur Janette Bertrand en avril 2025 au théâtre DUCEPPE. À quand l’incontournable Espace GO de Montréal ?

Les notes du programme décrivent Fanny menant une vie conjugale simple, tranquille, et pour ajouter du sens à leur quotidien, décidant d’héberger une étudiante. Pour le couple sans enfant, c’est une occasion d’offrir une sécurité qu’Alice refuse, frontale, brutale de parole, de vérité et de convictions. Ses prises de position viennent bousculer Fanny, la déstabiliser, la remettre en question… puis la réengager dans le mouvement féministe vivant. La plume de Rébecca Déraspe est surprenante, précise, dérangeante, humainement drôle. Sa capacité à faire cohabiter les tons, les visions et les angles morts déboussole et charme.

Quatorzième victime de féminicide

Le chiffre 14 évoque évidemment les 14 victimes de 1989 à l’École Polytechnique, quoique l’autrice semble refuser de voir le féminisme simplement sous l’angle de l’actualité ou de la politique : en rapatriant sa pièce au Québec, elle a même évacué tout commentaire à propos de nos 6 décembre place Kondiaronk, commémorés par nos partis politiques – sauf Poilievre qui comme Trump préfère ses camionneurs conspirationnistes anti-vaccin. Pour nous pacifistes et féministes engagées, quelle belle leçon nous administre Rébecca Deraspe, en dosant efficacement les effets mêlant le dérisoire, la musique légère et les si humaines et risibles imperfections humaines, plus convaincantes en 2024 qu’héroïsme ou martyre de façades !

Le patriarcat en prend tout de même pour son rhume, même le jeune mâle qui tente une approche maladroite auprès d’Alice qui le rembarre avant de… « tomber en amour » pour son propre malheur, malgré sa découverte d’orgasmes successifs !

Mais c’est éprise des certitudes inébranlables de la jeunesse, que la fougueuse Alice choisit de grimper sur une table d’un bar étudiant afin d’interpeller son auditoire pour l’amener à réaliser l’horrible incongruité d’un homme qui a caressé « l’être aimé » et lui a peut-être « procuré » deux enfants pour « aboutir enfin à l’assassiner » !?! Pour les Artistes pour la Paix, n’y a-t-il pas un parallèle à faire avec nos courageux universitaires qui ont campé des mois afin d’ouvrir nos yeux fermés sur un génocide qui continue à se dérouler, impuni par l’Occident ? Pire encore, l’Occident choisit, avec la complicité tacite des enclaves créées artificiellement par les puissances coloniales, Arabie Saoudite, Dubaï, Émirats Arabes Unis et Koweït, d’armer l’extrême-droite nétanyahesque contre un Orient qu’on punit pour sa révolte compréhensible face au sort de la malheureuse Palestine : Afghanistan, Houthis du Yémen, Iran et Irak réunis par une même indignation, Jordanie, Syrie et surtout Liban… bref, Israël suscite des guerres en multipliant des assassinats qu’on récompense ! Pour nous, il n’est pas question de légitimer le Hamas, mais simplement de réclamer l’arrêt du génocide avec nos amis de l’UNRWA (ONU).

Le prénom Fanny rejoint Pagnol

Parmi les rares paroles que déverse un « aquarium » surmontant la scène (version insolite du chœur grec ?), celles-ci forment peut-être un lien avec le Fanny de Pagnol : « Ça rentre dedans, la vie, la vraie. Ça fait exploser toutes sortes de choses, quand on la laisse être complète, quand on accepte qu’elle soit différente, quand on accepte de la faire immense, à la hauteur de ce que c’est “être vivant”.» Le drame d’une fille-mère abandonnée par son amant Marius parti bourlinguer autour du monde avait été défendu contre la morale catholique dès 1931 par Marcel Pagnol. Presque cent ans plus tard, cette thématique devient moins propice à exploitation dramatique romantique dans la pièce Fanny, qui se donne le mandat d’explorer bien d’autres enjeux, et de façon magistrale, sans se priver d’une énumération rigolote des termes nouveaux offerts par le monde non-binaire.

Marie-Thérèse refuse de nourrir l’ovation debout spontanée et les applaudissements reçus, tels que la manière traditionnelle égrène les apparitions sur scène pour aboutir à l’ultime présence de « la star »; non, pas pour elle ! Ni pour un tel sujet qui remporte l’adhésion, ensemble, d’une salle conquise par un collectif frontal, qui salue main dans la main !

Car l’amour peut triompher contre toute loi morale ou familiale traditionnelle, même s’il bouscule nos conceptions étriquées, « parce que c’est ça, le vrai pire, dans le fait de vieillir : c’est d’être à l’extérieur de la pensée qui se transforme », s’exclame Fanny qui va changer sa vie. Nous l’ont appris la cérémonie révolutionnaire d’ouverture des Jeux Olympiques (ii) et la sagesse érudite (comme sa tendresse attentive aux êtres chers) par Éric Chacour dans Ce que je sais de toi aux éditions Alto (un de mes livres choisis le 12 août, journée du livre québécois); quel exploit a-t-il obtenu, par ce prix unanime des libraires, simultanément au Québec et en France !

De même, faisant front commun contre l’actualité agressive des réseaux sociaux et des médias mesquins et revanchards, le théâtre d’avant-garde des Mouawad(iii) et Deraspe bouscule nos mâles certitudes factices, en attendant l’émotion de nouvelles révélations que nous offriront à coup sûr les futures générations !

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i Marie-Thérèse poursuit également un tour de chant où elle chante Barbara à travers le Québec – et notamment à North Hatley le 27 octobre – avec l’excellent pianiste-compositeur Yves Léveillé. Göttingen, Le Soleil noir, Le mal de vivre et peut-être L’Aigle noir seront parmi les vingt-cinq chansons sélectionnées pour leur théâtralité. L’artiste promet de faire découvrir la chanteuse sous tous ses aspects, dans une formule très épurée, qui rappelle Barbara à ses débuts. « Les mots sont toute ma vie. Et comme Barbara était très théâtrale dans ses chansons, je me retrouve en terrain connu, les chansons de Barbara sont comme de petits films, dit-elle. Dès les premières notes, elle plante le décor et voit, d’image en image, un pan d’histoire de vie. » C’est en 2006 que les Artistes pour la Paix avaient découvert ce talent splendide de l’actrice, grâce à Perlimpinpin qu’elle avait chantée lors d’une cérémonie du prix APLP de l’Année, rendue à l’auteur et metteur en scène Wajdi Mouawad.

ii https://artistespourlapaix.org/olympiade-paritaire écrit le 31 juillet et envoyé en France

iii https://www.artistespourlapaix.org/lamour-de-wajdi-mouawad-plus-fort-que-la-haine/