Ne dites pas que je ne peux pas comprendre la douleur du mot, car j’ai connu la dictature; j’ai connu l’exil; j’ai connu l’usine; j’ai connu le racisme; j’ai même connu un tremblement de terre dans une même vie. Je crois qu’avant de demander la disparition de l’espace public du mot « nègre », il faut connaître son histoire. Si ce mot n’est qu’une insulte dans la bouche du raciste, il a déclenché, dans l’imaginaire des humains, un séisme. Avec sa douleur lancinante et son fleuve de sang, il a ouvert la route au jazz, au chant tragique de Billie Holiday, à la nostalgie poignante de Bessie Smith. Il a fait bouger l’Afrique, ce continent immuable, et sa civilisation millénaire en exportant une partie de sa population vers un nouveau monde de terreur. Ce mot est à l’origine d’un art particulier que le poète Senghor et quelques intellectuels occidentaux ont appelé faussement l’art nègre. Ce serait mieux de dire l’art des nègres. Ou encore l’art tout court.
Tout qualificatif affaiblit ce qu’il tente de définir. Mais passons, car ce domaine est si riche. S’agissant de la littérature, on n’a aucune idée du nombre de fois qu’il a été employé. Si quelqu’un voulait faire une recherche sur les traces et les significations différentes du mot dans sa bibliothèque personnelle, il sera impressionné par le nombre de sens que ce mot a pris dans l’histoire de la littérature. Et il comprendra l’énorme trou que sa disparition engendra dans la littérature. La disparition du mot « nègre » entraînera un pan entier de la bibliothèque universelle.
Le nègre fondamental
Notre blessure personnelle et nos récits individuels ne font que lui donner de l’énergie pour continuer sa route. Ce n’est pas un mot, c’est un monde. Il ne nous appartient pas, d’ailleurs. Nous nous trouvons simplement sur son chemin à un moment donné. Il a permis la révolution à Saint-Domingue en devenant notre identité américaine. On a capturé des hommes et des femmes en Afrique qui sont devenus des esclaves en Amérique, puis des nègres quand Haïti est devenue une nation indépendante, et cela, par sa constitution même. On ne va pas faire la leçon aux glorieux combattants de la première révolution de l’Histoire. Si le mot « révolution » veut dire chambardement total des valeurs établies, celle de l’esclave devenu libre en est la plus complète. Le nègre Toussaint Louverture, le nègre Jean-Jacques Dessalines, le nègre Henri Christophe et le nègre Alexandre Pétion ont fondé Haïti le premier janvier 1804, après une effroyable et longue guerre coloniale. Alors quand un raciste m’apostrophe en « nègre », je me retourne avec un sourire radieux en disant « honoré de l’être, Monsieur ». De plus, Toussaint puis Dessalines ont fait entrer le mot « nègre » dans la conscience de l’humanité en en faisant un synonyme du mot « homme ». Un nègre est un homme, ou, mieux, tout homme est un nègre. Le raciste qui nous écoute en ce moment sait-il qu’il est un nègre de par la grâce de Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la nation haïtienne ? C’est par cette grâce qu’un grand nombre de Blancs ont été épargnés après l’indépendance d’Haïti. C’est par cette grâce que tous les Polonais vivant en Haïti pouvaient devenir séance tenante des nègres, c’est-à-dire des hommes.
Connaissez-vous une pareille révolution du langage? Le mot qui a servi à asservir l’esclave va libérer le maître. Mais pour qu’il soit libre, il faut qu’il devienne un nègre. D’où la phrase magique : « Ce blanc est un bon nègre; épargnez-le. » Vous comprenez qu’un tel mot va plus loin qu’une douleur individuelle et que si nos récits personnels ont une importance indéniable, ils ne font pas poids face à l’Histoire, une Histoire que nous devons connaître puisqu’elle nous appartient, que l’on soit un nègre ou un bon nègre. Cette plaisanterie d’une hypocrisie insondable du « n-word » est une invention américaine, comme le hamburger et la moutarde sèche. Et j’espère que nous aurons le courage de l’effacer du visage glorieux de Jean-Jacques Dessalines, fondateur de la nation haïtienne dont on disait qu’il était le nègre fondamental.
Windsor Klébert Laferrière, novembre 2020
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