SUR L’AFRIQUE OUBLIÉE ET ISRAËL, PAR L’AMI DE LA PAIX JEAN BÉDARD
Du trauma à l’identité créatrice : à l’occasion de son essai biographique sur l’identité intitulé Grimper sur des lambeaux de lumière (publié aux éditions Leméac alertées par l’écrivain Yvon Rivard), Jean Bédard, philosophe, écrivain lauréat du prix de l’Académie des lettres, a co-fondé avec son épouse la FUSA Sageterre.
NB La fiducie d’utilité sociale agroécologique (FUSA) représente un outil pertinent de conservation à perpétuité d’une terre agricole, qui allie la lutte à la spéculation foncière, le support à l’établissement de la relève et l’accès à une alimentation saine de proximité pour la population.
Pour mieux connaître l’artiste pour la paix Jean Bédard, lire :
http://www.artistespourlapaix.org/grimper-sur-des-lambeaux-de-lumiere/
https://www.ledevoir.com/lire/797404/coup-d-essai-jean-bedard-espece-en-voie-d-apparition?
Et ses trois derniers articles :
Le sens du non-sens 21 AVRIL 2024
Alaa Salah (en arabe : آلاء صلاح
En soudanais : [ʔaːˈlaːʔ sˤɑˈlaːħ], née en 1997, a commencé des études d’ingénierie et d’architecture à l’ Université internationale d’Afrique de Khartoum.
Elle a capté l’attention des médias du monde grâce à une photo d’elle prise pendant la révolution soudanaise anti-gouvernement devenue virale en avril 2019.
Alaa Salah a été surnommée la « Femme en blanc » du Soudan.
Nous avons parlé de deux militaires qui se disputent le trône du Soudan pour s’en mettre plein les poches! Cela ne serait qu’un fait divers, s’il n’y avait pas eu des enfants brûlés vifs, des viols, tant d’horreurs et de barbaries. Si nous étions eux, nous serions écœurés de nous-mêmes, reclus dans le remords. Et pourtant, on les voit sourire à la télévision. Des dignitaires leur donnent la main avec respect, ils viennent d’Égypte, de Libye, du Tchad, de la Centrafrique, du Zaïre, de Russie et de Chine. Le soir, les vendeurs d’armes arrivent avec filles et champagne… Où est le sens de cette comédie tellement tragique?
Les machines n’ont jamais de sens en elles-mêmes, le sens est dans leur production, ou mieux dit, dans leur reproduction. Le sens de la machine à pain est de reproduire une même chose : le pain. La machine à pain n’aurait pas de sens si, par exemple, on s’en servait pour inoculer des moisissures dans le blé, et faire du poison. Ce serait, à proprement parler, une perversion de la machine à pain. Une telle machine serait totalement absurde.
La vie n’est pas une machine, son sens n’est pas extérieur à elle-même. Elle éprouve des besoins (1) de se différentier, (2) de s’associer pour s’organiser, (3) de se complexifier pour mieux s’adapter, (4) de jouer d’équilibre et de complexité pour trouver de nouveaux chemins, et (5) d’en éprouver des jubilations comme celles d’une volée de pinsons au petit matin. Le sens de la vie est de s’épater elle-même par du jamais vu. Mais la vie est un état proprement excentrique de la matière, une sorte de jeu d’équilibriste jongleur qui fait tourner des milliards de soucoupes sur de petits bâtons répartis sur tout son corps. Une petite erreur et tout se désorganise. Heureusement l’équilibriste, ici en question, a plus de trois milliards d’années de pratique. Mais si on se met à fabriquer des machines de fer au service d’une machination délirante, les forces de désorganisation sont excessives. Pourtant, la vie ne cède pas, elle invente contre les guerres de nouvelles jongleries, pour plus d’émerveillement.
Exemple : du temps d’el-Bechir, à Khartoum même, s’étaient rassemblés des milliers de jeunes, frais comme l’aube et brillants comme le jour. Ils avaient rédigé une constitution. Ils allaient refaire le pays sur une nouvelle harmonie. Qui les empêcherait? Au milieu d’un groupe de femmes, soudain se dressa sur le toit d’une voiture une jeune universitaire. Elle s’appelle Alaa Salah, habillée d’un thoup blanc qui dansait au vent, le vêtement d’une mariée. Elle chante : « Les balles ne tuent pas, c’est le silence qui tue. » En 2018, une série de manifestations contre le président Omar el-Béchir eurent lieu. Malgré la répression, les manifestantes (70% étaient des femmes) ont réussi à conduire el-Beshir en prison. Pour Alaa Salah et les siennes, ce n’était qu’un début. Il fallait faire naître une véritable démocratie, en réalité, une nouvelle humanité. Alors cette jeune femme dans son voile de soie immaculée, dressée sur une voiture telle une flamme frémissante de joie, à deux pas du Q.G. de l’armée, ce n’était pas juste un symbole, c’était la vie dressée contre la mort.
Il n’y a pas d’autre futur possible. La vie est comme un fleuve : on peut bien dresser des barrages de ciment haut comme des montagnes, on n’empêchera jamais l’eau de rejoindre la mer. La vie est un fleuve vertical. Elle est de l’eau qui s’organise avec quelques autres molécules pour monter sur des montagnes de complexité afin de faire tourner des soucoupes sur chaque partie du corps, et de se régaler de beauté. Alaa Salah était la vie. La vie du Soudan dansait sur le toit d’une voiture, brûlante du désir de vivre, narguant les balles et les canons.
Le 20 avril, Jean Bédard avait écrit:
Il y a les impérialistes Israël qui se venge et veut prendre toute la Palestine, et la Russie qui veut refaire l’URSS de force en s’emparant de l’Ukraine, omniprésents dans nos journaux, mais il y a aussi, dans l’éclipse médiatique de l’Afrique, des massacres oubliés.
Le 15 avril 2023, les combattants des Forces de soutien rapide (FSR dirigé par Hemeti) attaquent plusieurs camps des Forces armées soudanaises (FAS dirigé al-Burhan) à Khartoum. Ils prennent possession de l’aéroport international et encerclent le palais présidentiel. Des affrontements à l’arme lourde sont signalés partout. Des MiG-29 (avions de chasse soviétiques) tirent des roquettes et des missiles sur les positions rebelles, sans épargner la population souvent forcée de servir de boucliers humains. Hemeti accuse Al-Burhan de tenter de ramener au pouvoir le dirigeant déchu Omar el-Bechir, un suprématiste arabe, condamné pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide durant la première guerre civile au Darfour (une région du Soudan abritant essentiellement des Noirs de religions animistes et chrétiennes). El-Béchir est emprisonné au Soudan après une révolte étudiante de grande envergure. Il utilisait les ressources du pays pour acheter des armes lourdes, gonfler deux armées, des milices, une police. Il s’était lié à Poutine et à Xi Jinping pour exploiter son pays trois fois et demi plus grand que la France et riche en pétrole et en or. Ce qu’il a fait durant trente ans de règne. Après une forte tentative de démocratisation d’environ deux ans, les deux généraux se sont associés pour prendre le pouvoir. Al-Burham contrôlait alors l’armée officielle de Khartoum, Hemeti dirigeait les forces d’interventions rapides qui ont commis le génocide et tellement d’atrocités au Darfour. Il s’est fortement enrichi par le pillage, il est soutenu par les pays périphériques (sauf l’Égypte). Hemeti a recruté les jeunes et les enfants de la misère, les payant 1000 dollars par mois, une fortune leur permettant de faire vivre leur famille. Il attaque son associé devenu son rival.
Comme à peu près tous les pays d’Afrique, le Soudan est une entité nationale artificielle, fruit des colonisations. Les Noirs du sud-ouest avaient une longue histoire conflictuelle avec les Arabes du nord. Les Arabes ont été des commerçants d’esclaves sans pitié. Abandonner ces derniers à un gouvernement arabe avait toutes les chances d’aboutir à une guerre civile. Quelques jours après la déclaration de l’indépendance, les Arabes se sont retournés contre les ethnies du Darfour. Alors, les Noirs se sont unis et organisés pour se défendre. Il s’en est suivi une répression à grande échelle. Les massacres ont fait au moins trois cent mille morts et deux millions et demi de déplacés. Tout cela était évidemment exacerbé par l’abondance de pétrole et d’or dans le pays, ressource convoitée entre autres par la Russie et la Chine. La sécheresse accélérée par le réchauffement climatique est venue s’en mêler. La soif et la faim étaient devenues des armes de génocide. Pour l’ex-président Omar el-Béchir, il n’y avait pas assez de ressources pour tout le monde, il fallait tout simplement forcer les Noirs du sud-ouest à partir ou à mourir. Pour cela, il avait financé les milices Janjawids* dirigées par Choukratalla, un homme qui ne reculait devant aucune cruauté et ensuite par Hemeti tout aussi cruel. Le génocide fut systématique et le gouvernement a tout fait pour empêcher les secours et l’aide humanitaire. Durant ce temps, l’armée officielle de Khartoum et l’armée paramilitaire des régions absorbaient 80% du budget national. Les vendeurs d’armes jubilaient. C’était trop, la jeunesse, surtout féminine, s’est soulevée en 2018 et a initié une transition démocratique. Les deux généraux ont pris le pouvoir en 2021 (l’avaient-ils perdu!?). Après la première attaque d’Hemeti, le 16 avril, l’opérateur de télécommunications a fermé les services internet dans tout le pays et la télé a interrompu ses émissions. Les crimes se font mieux dans le noir. Des soldats de l’un, puis de l’autre, pénètrent dans les hôpitaux de Khartoum, tuent et saccagent. Des bombes thermobariques (venant des Émirats Arabes Unis), tombent sur la ville. Le groupe Wagner (mercenaires russes habitués à torturer) passe des accords avec les FSR. En échange : l’exploitation de l’or du pays. Début décembre, les FSR contrôlent environ 90 % de Khartoum et quatre des cinq capitales du Darfour. Le 10 décembre dernier (2023), les FSR ont pris la grande ville Wad Madani, un nœud de communication et une région agricole aux terres encore productives. Un tournant fondamental. Si l’année 2023 s’achève en faveur du général Hemeti, une victoire rapide et totale reste difficilement envisageable. Car l’armée régulière ayant distribué des armes aux populations de la vallée du Nil, elles se tiennent prêtes à défendre leurs villes et leurs villages. En outre, Hemeti ne peut pas compter sur le soutien des populations noires qu’il a tant massacrées. Cette guerre qui continue celle d’el-Bechir a fait des milliers de morts et au moins 7 millions de déplacés, 80% des hôpitaux et centres de soin ne fonctionnent plus, 25 des 45 millions de la population ne survivent que par l’aide humanitaire. En février dernier (2024), un rapport de l’ONU dénonçait des crimes de guerre commis sur des populations civiles par les différentes factions, l’utilisation de boucliers humains, de nombreux cas de recrutement d’enfants-soldats. Médecins Sans Frontières alertent sur un niveau de malnutrition et un taux de mortalité infantile catastrophiques.
Comme pour tant d’autres malheurs d’Afrique, on regarde ailleurs. Demain, nous verrons l’étincelle de la beauté poindre dans la nuit.
Israël ou la boucle traumatique 19 AVRIL 2024
Le dictionnaire Antidote définit le mot personne : « Être humain, individu, homme ou femme. » C’est un peu abstrait. Dans les faits, chaque jour, je croise des personnes et la question qui m’importe : dois-je fuir ou m’approcher? Chaque personne que j’ai croisée dans ma vie a joué un rôle à cet égard : certaines ont augmenté mon réservoir de confiance, d’autres l’ont diminué. Pour le moment, globalement, je suis confortable en marchant dans la rue. Le dictionnaire Antidote définit peuple : « ensemble d’êtres humains appartenant à une même culture ». C’est un peu vague! Dans les faits, la question est simple : lorsque je descends d’avion pour m’insérer dans un peuple, dois-je me refermer, serrer les dents ou faire confiance? Je n’ai pas beaucoup voyagé, sinon en Europe. Les Français, les Suisses, les Allemands que j’ai croisés se sont montrés gentils, quelques-uns un peu brusques et pressés, aucun ne m’a sérieusement inquiété. Je suis confortable en Europe.
Je dois le dire, j’ai perdu cette confiance vis-à-vis du peuple d’Israël et pas à cause des Juifs que j’ai croisés dans ma vie, je n’ai vécu aucune expérience négative. Mais les membres qui gouvernent ce peuple actuellement, ceux que je vois ou que j’entends dans les reportages, me font frémir. Je n’aimerais pas descendre à Tel-Aviv, même dans un grand hôtel. Je me sentirais tout de suite en devoir de désapprouver, ou même de crier : « Arrêtez, Dieu du ciel, arrêtez! »
Je me dis qu’un capital de confiance prend du temps à produire le plaisir de serrer une main, mais, il suffit de quelques personnes au gouvernail pour entraîner une partie importante d’un peuple dans un délire, dont il prendra des siècles à se relever. Reprenons la définition de peuple : un ensemble de personnes unies par une culture. Par cette culture, le peuple peut évoluer, s’adapter, s’harmoniser avec la nature et avec les autres peuples, mais cette culture peut aussi jouer le rôle de liant et entraîner une masse importante vers un délire paranoïaque collectif qui a souvent des bases réelles, des traumatismes historiques évidents, mais justement, cela rend le peuple vulnérable au délire collectif. Il suffit de tourner le fer dans le trauma et s’en servir comme énergie de vengeance. Le mal est fait. Quel psychiatre de peuples, pourrait bien débarquer à Tel-Aviv, et avec quelle équipe et quels médicaments, pour arrêter ce carnage dont Israël est la première victime et soigner cette blessure séculaire? Il y a des manières de gagner une guerre, et qui font tout perdre.
J’ai travaillé longtemps auprès des enfants de la protection de la jeunesse, les pires traumas que j’ai pu voir sont des boucles traumatiques. Je pense à un jeune homme nouvellement père, il a été systématiquement torturé par son père de sa petite enfance à son adolescence, traité pire qu’un chien, jusqu’à l’obliger à manger les excréments de son père, et là, il a un enfant dans ses bras, son enfant. Il a tellement peur de lui infliger ce qu’il a subi qu’il lutte contre lui-même jusqu’à l’obsession et l’épuisement. Un jour, il cède à une colère qui justement vient de son enfance, et il frappe son petit. Voilà une boucle traumatique : se voir devenir semblable à celui qui nous a fait tant de mal. Heureusement, il n’a pas désespéré de lui-même. Il s’est fait soigner, et c’est aujourd’hui un bon père, il sait se gouverner.
Qui délivrera Israël de la souffrance qu’il a subie et de celle qu’il inflige? Qui rétablira un lien de confiance pour que nous puissions, de nouveau, avoir du plaisir à commercer avec ce peuple, à le visiter, à considérer sa culture comme une grande culture?
Jean Bédard
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