Le seul luxe, supplémentaire à celui de nos amis journalistes restreints par leurs directions, que les Artistes pour la Paix possèdent est de pouvoir écrire sans limite d’espace, ce qui nous permet de relativiser des nouvelles agressives par des retours éclairants dans l’histoire, par exemple dans notre article précédent sur les droits des femmes sous les Talibans, en relevant la responsabilité, déterminante du fanatisme taliban, des agressions russo-pakistano-américaines du Nord sur l’Afghanistan.
En introduction de l’opinion de notre amie Margaret Atwood, rappelons les violences infinies que l’Occident a infligées à l’Iran, en fait « seulement » deux :
– les mines antipersonnel dont des ingénieurs québécois de la SNC à Terrebonne fabriquaient la dose suffisante pour « seulement » arracher les jambes et les couilles des dizaines de milliers d’enfants envoyés le Coran à la main pour résister à l’invasion de l’Iraq fomentée par Donald Rumsfeld auprès de l’allié d’alors, Saddam Hussein ; rappelons que le dialogue que nous entretenions alors avec le parti libéral fédéral grâce à Jean-Louis Roux avait permis la Convention de 1997 sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction, habituellement désignée « Convention d’Ottawa » ou « Convention sur l’interdiction des mines », accord international qui interdit les mines terrestres antipersonnel ou Traité d’Ottawa ; merci à l’organisme Humanité/Inclusion de se soucier encore des victimes et de leurs prothèses, avec bien sûr Mines Action Canada de Paul Hannon sous-financé ;
– le JCPoA, ou l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action), signé par l’Union européenne et l’Agence internationale de l’énergie atomique comme Plan d’action global commun (PAGC) et contresigné par les Américains. Mais Obama l’a d’abord bafoué en poursuivant, sous l’incitation d’Israël qui ne voulait aucune compétition dans le domaine nucléaire au Moyen-Orient, des sanctions économiques sévères pourtant nommément exclues de l’accord et plus tard, Trump a déchiré purement et simplement l’accord. Il revient aujourd’hui et il est obscène de blâmer les Iraniens d’exiger des garanties pour qu’ils limitent, sans risque de bombardement, leur filière nucléaire au civil… même si les APLP sont en principe contre 😊.
On vous prie donc de simplement relativiser la culpabilité iranienne nommée dans le texte suivant de Margaret Atwood, romancière [1].
L’auteur des Versets sataniques n’avait pas l’intention de devenir un héros, mais alors qu’il se remet de cette attaque, le monde doit se tenir à ses côtés. Il y a longtemps – le 7 décembre 1992, pour être exact – dans un théâtre de Toronto (…), Salman Rushdie était sur le point d’apparaître sur scène. Les coulisses étaient verrouillées. Les agents secrets parlaient dans leurs manches. « Et vous, Margaret, en tant qu’ancienne présidente de PEN [2] Canada, allez le présenter », m’a-t-on dit. « Bon, d’accord, » dis-je. (…)
Rushdie avait explosé sur la scène littéraire en 1981 avec son deuxième roman, Les enfants de minuit, remportant le prix Booker cette année-là. Pas étonnant : son inventivité, sa portée, sa portée historique dis-je, et sa dextérité verbale étaient à couper le souffle, et il a ouvert la porte aux générations suivantes d’écrivains qui auraient pu auparavant avoir le sentiment que leur identité (ou leurs sujets ?) les excluait du festin mobile qu’est la littérature de langue anglaise. Il a coché toutes les cases sauf le prix Nobel : il a été fait chevalier ; il est sur la liste des écrivains britanniques les plus importants; il a collectionné un bouquet impressionnant de prix et de distinctions, mais surtout, il a touché et inspiré un grand nombre de personnes à travers le monde. Un grand nombre d’écrivains et de lecteurs lui doivent depuis longtemps une dette importante.
Aujourd’hui, ils lui en doivent une autre. Il a longtemps défendu la liberté d’expression artistique contre vents et marées ; maintenant, même s’il se remet de ses blessures, il en est le martyr. Dans tout futur monument aux écrivains assassinés, torturés, emprisonnés et persécutés, Rushdie figurera en bonne place. Le 12 août, il a été poignardé sur scène par un assaillant lors d’un événement littéraire à Chautauqua, une vénérable institution américaine du nord de l’État de New York. Encore une fois, « ce genre de choses n’arrive jamais ici » s’est avéré faux : dans notre monde actuel, tout peut arriver n’importe où. La démocratie américaine est menacée comme jamais auparavant : la tentative d’assassinat d’un écrivain n’est qu’un symptôme de plus.
Sans aucun doute, cette attaque était dirigée contre lui parce que son quatrième roman, Les Versets sataniques, une fantaisie satirique qu’il croyait traiter de la désorientation ressentie par les immigrants (par exemple) de l’Inde vers la Grande-Bretagne, a été utilisé comme un outil dans une lutte de pouvoir politique dans un pays lointain.
Lorsque votre régime est sous pression, un petit bûcher de livres crée une distraction populaire. Les écrivains [artistes] n’ont pas d’armée. Ils n’ont pas des milliards de dollars. Ils n’ont pas de bloc de vote captif. Ils font ainsi des boucs émissaires bon marché. Ils sont si faciles à blâmer : leur médium, ce sont les mots, par nature ambigus et sujets à interprétations erronées, et eux-mêmes sont souvent bavards, voire carrément grincheux. Pire, ils disent souvent la vérité aux pouvoirs. Même en dehors de cela, leurs livres vont agacer certaines personnes. Comme les écrivains eux-mêmes l’ont souvent dit, si ce que vous avez écrit est universellement apprécié, vous devez faire quelque chose de mauvais. Mais lorsque vous offensez un dirigeant, les choses peuvent devenir mortelles, comme de nombreux écrivains l’ont découvert.
Dans le cas de Rushdie, le pouvoir qui l’a utilisé comme pion était l’ayatollah Khomeiny d’Iran. En 1989, il a émis une fatwa – un équivalent approximatif des bulles d’excommunication utilisées par les papes catholiques du Moyen Âge et de la Renaissance comme armes contre les dirigeants séculiers et les challengers théologiques tels que Martin Luther. Khomeiny a également offert une grosse récompense à quiconque assassinerait Rushdie. Il y a eu de nombreux meurtres et tentatives d’assassinat, y compris le coup de couteau contre le traducteur japonais Hitoshi Igarashi en 1991. Rushdie lui-même a passé de nombreuses années dans la clandestinité forcée, mais il est progressivement sorti de son cocon – l’événement PEN de Toronto étant la première étape la plus importante – et, au cours des deux dernières décennies, il menait une vie relativement normale.
Cependant, il ne manquait jamais une occasion de s’exprimer au nom des principes qu’il avait incarnés toute sa vie d’écrivain. La liberté d’expression était au premier rang de celles-ci. Autrefois une platitude libérale faisant bâiller, ce concept est maintenant devenu un sujet brûlant, puisque l’extrême droite a tenté de le kidnapper au service de la diffamation, du mensonge et de la haine, et que l’extrême gauche a tenté de le jeter par la fenêtre au service de sa version de la perfection terrestre. Il ne faut pas une boule de cristal pour prévoir de nombreuses tables rondes sur le sujet, quand nous arriverons à un moment où un débat rationnel sera possible. Mais quoi qu’il en soit, le droit à la liberté d’expression n’inclut pas le droit de diffamer, de mentir de manière malveillante et préjudiciable sur des faits prouvables, de proférer des menaces de mort ou de prôner le meurtre. Ce qui doit être puni par la loi.
Quant à ceux qui disent encore « oui, mais… » à propos de Rushdie – une version de « il aurait dû savoir mieux », comme dans « oui, tant pis pour le viol, mais pourquoi portait-elle cette jupe trop courte ? » – je ne peux que constater qu’il n’y a pas de victimes parfaites. En fait, il n’y a pas d’artistes parfaits, ni d’art parfait. Les personnes anti-censure se retrouvent souvent obligées de défendre un travail qu’elles examineraient autrement de manière cinglante. Mais une telle défense est nécessaire, à moins que nous devions tous nous faire retirer nos cordes vocales.
Il y a bien longtemps, un député canadien décrivait un ballet comme « un tas de fruits – [injure antihomosexuelle utilisée chez les anglophones] qui sautent en sous-vêtements longs ». Qu’ils sautent, avais-je dit ! Vivre dans une démocratie pluraliste signifie être entouré d’une multiplicité de voix, dont certaines diront des choses que vous n’aimez pas. À moins que vous ne soyez prêt à respecter leur droit de parole, comme Salman Rushdie l’a si souvent fait, vous finirez par vivre dans une tyrannie.
Salman Rushdie nous a de nouveau enseigné une leçon profonde : la grande littérature sera toujours une question de vie ou de mort. Rushdie n’avait pas prévu de devenir un héros de la liberté d’expression, mais il en est un maintenant. Les écrivains du monde entier – ceux qui ne sont pas des hacks étatiques ou des robots soumis au lavage de cerveau – lui doivent un énorme vote de remerciement.
Traduction : Pierre Jasmin qui vous suggère aussi ce vidéo d’un discours émouvant de la jeune Isabelle Adjani bouleversée, sur les artistes qu’on veut tuer. C’était lors de la remise du prix à Cannes en 1989 pour son rôle de Camille Claudel, une artiste « tuée » par sa famille catholique qui l’a enfermée à l’asile plutôt que de l’appuyer dans son indépendance d’artiste face à Auguste Rodin. Elle a cité courageusement pour ce faire un extrait des Versets sataniques de Salman Rushdie, sachant qu’elle risquait gros, elle née d’un père d’origine kabyle, Mohammed Chérif Adjani.
[1] à qui les Artistes pour la Paix doivent le plus important don de leur existence et que nous remercions pour la sagesse éclairante de ce texte
[2] PEN est une association d’écrivains internationale, fondée en 1921, qui a pour but de rassembler des écrivains de tous pays attachés aux valeurs de paix, de tolérance et de liberté sans lesquelles la création devient impossible.
Pour une analyse géopolitique complexe sur les enjeux posés par la fatwa prononcée par l’ayatollah khomeiny, héros de l’Iran, lire le journaliste du Monde Gilles Keplel dont l’article est repris par l’Aut’Journal:
https://lautjournal.info/20220817/lagression-contre-salman-rushdie-et-les-logiques-detat/
On se souvient avec affection du film en 1966 de Truffaut FAHRENHEIT 451 où des pompiers se voient confier la tâche par un état totalitaire de brûler tous les livres (en Iran, on a brûlé des exemplaires des Versets sataniques). Aux États-Unis actuels, une campagne de censure de livres, en particulier dans les écoles qui envoient des livres se faire brûler dans les décharges publiques, est menée par la frange évangélique blanche appuyée par le parti Républicain. Tous les sujets sont visés, en particulier les droits LGBTQ et le droit des femmes à déterminer leurs grossesses à l’aide d’avortements.
Jonathan Friedman de PEN America croit qu’une approche non partisane, ni de gauche ni de droite, doit insister sur le fait que bannir des livres est rétrograde (il aurait pu parler aussi de fétichisme primaire) : la censure peut être efficacement combattue par le droit des gens à s’exprimer librement, mais pour ce faire, ils doivent l’exercer.
Longue vie à Salman Rushdie! écrit Djemila Benhabib
«Prendre la plume, c’est prendre le risque d’être attaqué par les vautours qui verrouillent à double tour la mémoire pour y puiser leur légitimité».
L’idée qu’un écrivain puisse perdre sa liberté du simple fait que ses écrits déplaisent est absurde en soi. Admettre que ce dernier puisse renoncer à des gestes aussi élémentaires que marcher librement dans la rue, prendre les transports en commun ou promener ses enfants dans un parc l’est tout autant.
Se résigner au fait de devoir déployer autour de sa personne un cordon de sécurité pour lui permettre de participer à une rencontre littéraire donne froid dans le dos. Savoir qu’il risque sa vie pour ses idées est certainement, pour cet éveilleur des consciences, la chose la plus terrifiante à laquelle il fera face (et ses lecteurs aussi) durant son existence chaque fois qu’il entreprendra ce geste banal de faire glisser ses doigts sur le clavier.
Dans l’intimité de lui-même, lorsqu’il pensera furtivement aux êtres qu’il aime par-dessus tout, l’acte d’écrire lui semblera-t-il dérisoire ou, au contraire, consubstantiel à sa condition ? Comment envisagera-t-il ce désir brûlant et insatiable de faire émerger sa voix aux côtés d’autres voix ?
Mais si la plume provoque les conséquences désastreuses que nous lui connaissons, pourquoi alors songer à écrire ? Pourquoi s’imposer un tel effort en sachant que ça peut mal finir ? Pourquoi s’entêter à descendre avec un scaphandre dans les bas-fonds de l’humanité pour faire remonter à la surface le beau et le laid, l’essentiel et le superflu ? De quoi cette impossibilité à accepter la liberté d’un écrivain est-elle le symptôme ? Et puis, pardonnez-moi d’oser cette terrible question : faut-il vraiment se résoudre à comptabiliser quelques morts inévitables ?
Chaos algérien
La première fois que ces questions m’ont effleuré l’esprit, c’était en 1989, lorsque la tête de Salman Rushdie était mise à prix. Depuis lors, j’y ai pensé dix fois, cent fois, mille fois. J’habitais encore en Algérie, où, jeune adolescente, j’essayais de me frayer un chemin dans le chaos qui menaçait mon pays.
En effet, cette année-là, à Alger, le 18 février, à la mosquée Sunna, le Front islamique du salut (FIS) officialisait sa création avec un appétit féroce de la mort. D’ailleurs, ses dirigeants hurlaient dans leurs sermons que ceux qui les combattaient par la plume périraient par l’épée. […]
Être désavoué pour « insulte à l’islam » s’inscrivait dans l’ordre des choses. Il suffisait de traiter un écrivain d’apostat, de mécréant, de juif, d’occidentalisé, pour le dépouiller de son humanité. Et pour l’exécuter, en pleine rue ou dans son sommeil. Des milliers d’Algériens tombèrent sous les coups des faux dévots. Nous marchions sur des cadavres.
Il suffisait d’élargir la focale pour saisir la magnitude du séisme qui secouait une partie du monde au tout début des années 1990. En Turquie, un célèbre critique de l’islam, Turan Dursun, âgé de 56 ans, fut assassiné le 4 septembre 1990 devant sa maison à Istanbul. Ses écrits et sa librairie furent détruits. Farag Foda, écrivain, avocat et militant laïque, fut criblé de balles dans la banlieue du Caire, le 8 juin 1992, sous les yeux de son fils âgé de 15 ans. Freydoun Farrokhzad, poète et homme de spectacle iranien, fut poignardé à mort en Allemagne le 8 août 1992.
Sadiq Melallah, poète, fut accusé de « blasphème et abjuration », puis décapité au sabre par le régime absolutiste saoudien, le 3 septembre 1992, sur la grande place de la ville de Qatif. Le 2 juillet 1993, 37 intellectuels ont péri à Sivas, en Turquie, dans un incendie qui visait le traducteur turc des Versets sataniques. À cette époque, en Algérie, chaque jour, nous retenions notre souffle.
Je mesurais avec effroi la fragilité de la vie et la force féconde des mots. Et s’il fallait qu’un jour je taquine la plume comme d’autres maniaient la kalachnikov ou le poignard, je raconterais nos trajectoires cabossées. Un jour, un jour viendrait certainement où moi aussi je dirais, je témoignerais, j’écrirais, quoi qu’il en coûte. Salman Rushdie me traçait la voie à suivre.
Dissidence
Dans le monde dit islamique, écrire est en soi un acte politique, un geste de dissidence. On ne peut écrire au présent sans réécrire le passé. Lorsque les mots sont hantés par le choeur antique du texte coranique, la condamnation est immédiate.
Prendre la plume, c’est prendre le risque d’être attaqué par les vautours qui verrouillent à double tour la mémoire pour y puiser leur légitimité, en tirer une foule de privilèges et maintenir les sociétés dans le sommeil des origines […].
Qu’avait-il, Salman Rushdie, ce romancier-transgresseur, à aller fouiller dans le mythe islamique pour raconter une histoire universelle, celle de l’homme face au déracinement et à l’exil ?
Que des croyants musulmans se sentissent choqués par l’outrage de l’écrivain allait (presque) de soi. Ce qui en revanche m’étonne toujours, c’est l’attitude adoptée par les intellectuels occidentaux qui se sentent obligés de défendre des bigots musulmans alors qu’ils raillent les bigots chrétiens. NDLR CELA S’EXPLIQUE, CHÈRE DJEMILA, PAR LA SAGE CRAINTE LÉGITIME D’ATTISER L’APPÉTIT DE GUERRE DE L’OCCIDENT CHRÉTIEN ET DU PENTAGONE UNIS, HORRIBLEMENT DÉMONTRÉ PAR DES MILLIONS DE MORTS EN IRAQ, LIBYE, SYRIE, AFGHANISTAN ET DANS LES PAYS MUSULMANS D’AFRIQUE + YÉMEN
En jetant l’anathème sur la création intellectuelle et en érigeant la présomption de culpabilité en principe, l’affaire Rushdie marque, en Occident, le début d’une ère de peur et de lâcheté.
À ceux qui ne cessent de répéter : « Il faut faire attention aux musulmans, on ne doit pas les insulter, les stigmatiser », je réponds ceci : « Arrêtez de nous infantiliser ! Je renoncerai à ma liberté lorsque vous aurez répudié la vôtre ! Levez la censure ! Il est temps de désacraliser le sacré et d’en finir avec les conspirations du silence. » Rentrer en littérature est une façon d’habiter le monde, d’atteindre l’universel. Longue vie à Salman Rushdie !