Où sont Hiroshima et Nagasaki dans le film Oppenheimer

10 mars – cérémonie des Oscars

 

À lire ou relire, l’article du 6 août 2023 : http://www.artistespourlapaix.org/oppenheimer-lexceptionnalisme-americain-ou-lheroisation-cinematographique-de-la-science/

Et http://www.artistespourlapaix.org/aplp-contre-la-bombe-nucleaire-avec-setsuko/

Mais voici un article de Joseph Gerson, militant américain pour la paix et le désarmement, président de la Campagne pour la paix, le désarmement et la sécurité commune et vice-président du Bureau International de la Paix.

« Depuis les premiers articles saluant le film Oppenheimer, une question est restée en suspens : pourquoi ne voit-on aucune image concrète de la destruction et des victimes des bombes atomiques à Hiroshima et à Nagasaki?

Quelques jours avant la 96e cérémonie des Oscars, une réponse à cette question m’est parvenue. De retour du Japon où le 1er mars, j’ai marché avec des Hibakushas de Hiroshima/Nagasaki en participant au 70e anniversaire commémorant les victimes de l’explosion le 1er mars 1950 de la bombe H sur l’île Bravo des Atolls Bikini. Cette bombe était 1,000 fois plus puissante que celle d’Hiroshima. Elle tua ou empoisonna les vies de tous les habitants de l’atoll Rongelap pourtant à 200 kilomètres de Bikini et entraîna dans la mort plusieurs pêcheurs d’un millier de vaisseaux de pêche japonais en contaminant une grande quantité des ressources maritimes du Japon. [À cette occasion, Joseph Rotblat fit le voyage au Japon et débuta ses pressions sur ses amis Russell et Einstein en vue du Manifeste qui allait éventuellement lancer le mouvement international Pugwash. Il faut donc en partie le remercier pour la 1ère pétition réclamant l’abolition des armes nucléaires, qui recueillit en 1954-5 31.5 millions de signatures, 65% des Japonais en âge de voter].

C’est imprégné de la solidarité historique de ces gens que la Professeure Elaine Scarry, amie et membre du conseil d’administration de mon organisation, m’a prié de venir à un panel qu’elle avait organisé avec Kai Bird, co-auteur du Prométhée américain : triomphe et tragédie de Robert J. Oppenheimer, la biographie sur laquelle est basé le film.

J’ai connu Kai et son co-auteur, aujourd’hui décédé, Martin Sherwin, au fil des ans. Kai est un homme généreux et modeste, et un excellent érudit et biographe. Nous avons discuté brièvement devant le panel, où j’ai appris avec bonheur qu’il sera à la cérémonie dimanche.

Dans sa présentation, Kai a expliqué que le film s’inspirait largement de son livre, avec de nombreux extraits directement empruntés à son texte et celui de Marty – ce qui est très inhabituel à Hollywood. Kai n’a eu que quelques heures pour revoir le scénario de 200 pages du film avant le début du tournage, et il a déclaré n’avoir trouvé qu’une seule erreur, que Nolan, le cinéaste, a corrigée. Kai et l’autre panéliste, Peter Galison du département d’histoire des sciences de Harvard, ont décrit Oppenheimer comme un physicien brillant, complexe et émotionnellement fragile, un homme qui aurait pu être mieux connu pour ses travaux sur les trous noirs – commencés en 1935 – si la Seconde Guerre mondiale et le projet Manhattan n’étaient pas intervenus.

À l’heure des questions et réponses, après une brève référence à ce que j’avais appris et fait au Japon, j’ai demandé à Kai si Christopher Nolan, le réalisateur du film, avait eu des conversations sérieuses sur l’exposition de son public à ce que la bombe d’Oppenheimer avait produit ? La réponse de Kai, réfléchie, a mis en lumière certaines des images les plus troublantes de la conclusion du film.

La réponse directe de Kai fut « Non ». De telles discussions n’ont pas eu lieu, Kai avait expliqué plus tôt que l’arc dramatique du film et du livre, c’étaient les audiences de la Commission de l’énergie atomique au cours desquelles les dirigeants cherchèrent à détruire le rôle d’Oppenheimer, en tant que scientifique de premier plan mondial et intellectuel à grande influence publique. Edward Teller, Lewis Strauss de l’AEC et des dominants du Pentagone avaient réagi avec fureur à l’opposition d’Oppie au développement de la bombe à hydrogène. Kai a expliqué que le film et le livre étant avant tout des biographies d’Oppenheimer, selon Elaine, le film « raconte l’histoire du point de vue de ce qui se passe dans l’esprit d’Oppenheimer », et non à partir de perspectives autres et plus larges.

Kai a noté plusieurs endroits du film où Nolan a subtilement souligné à la fois la dévastation des bombes A et les doutes moraux d’Oppenheimer. La première des références du film intervient peu de temps après le test de Trinity, alors que ce n’est que trois mois après les explosions qu’Oppenheimer apprit que le Japon était sur le point de se rendre au moment où ses « prototypes » furent lancés. À un moment donné, après le test Trinity, nous voyons Oppenheimer marmonner à propos de ces « pauvres petites gens », des civils japonais innocents dont il savait qu’ils seraient tués et dévastés par les bombes A. Au même moment, a noté Kai, Oppenheimer rencontrait de hauts responsables militaires pour expliquer la meilleure façon de faire exploser les bombes (altitude, etc.)

Au lieu de nous montrer les corps carbonisés, les victimes avec de la chair brûlée pendant à leurs bras, leurs globes oculaires exorbités ou des gens noyés dans des citernes, Nolan nous a donné l’image d’Oppenheimer regardant un extrait d’actualités de la dévastation, avec son visage exprimant son horreur face à ce que sa bombe avait fait. Peut-être plus puissamment, nous voyons une image troublante issue de l’imagination d’Oppenheimer, alors qu’il s’adresse à un public dans la salle de réunion de Los Alamos : le visage d’une jeune fille fondant sous la chaleur de la bombe atomique. Ce visage, en fait, était celui de la fille de Nolan. Comme Elaine Scarry l’explique : « C’était une décision très éthique de la part de Nolan : ne pas reproduire les dommages initiaux en défigurant des visages japonais. »

Et Nolan nous fait partager le sentiment de culpabilité d’Oppenheimer lorsqu’il rencontre le président Truman et le secrétaire Byrnes, les confrontant à la vérité, à savoir qu’ils avaient tous du sang sur les mains.

Elaine a clôturé cette partie de la table ronde en soulignant la résistance de la culture américaine à voir des scènes de films dans lesquelles « il est demandé au spectateur de faire preuve de sympathie envers la personne blessée ». Au Japon, a-t-elle expliqué, même les jeunes enfants voient des photos et des images horribles des ravages humains causés par la bombe atomique. Elle a renforcé ce point en expliquant qu’elle et moi avions organisé une exposition d’affiches bien encadrées sur la bombe atomique d’Hiroshima/Nagasaki et les Hibakushas dans une bibliothèque publique de Cambridge. Le matin après avoir installé l’exposition, nous sommes retournés à la bibliothèque pour constater qu’elle avait été totalement désorganisée, sans notre permission ni notre connaissance : chacune des affiches comportant des photos de morts et de mutilés avait été retirée.

Après le panel, ma femme et moi avons décidé de revoir le film. D’autres personnes qui auront déjà vu le film, regardé les Oscars et partagé mon article en arriveront peut-être à renforcer notre détermination à éliminer la menace nucléaire à notre existence pour assurer la survie humaine. »

Version originale :

Since the first reviews of the Oppenheimer film appeared, a question has been floating in the ether: Why don’t we see substantial images of the destruction and victims of the Hiroshima and Nagasaki A-Bombs?

Days before the Academy Awards, I had the opportunity to learn the answers to that question. I had just returned from Japan, where I marched with Hiroshima and Nagasaki A-bomb survivors (Hibakusha) and participated in 70th anniversary commemorations of the victims of the March 1 1954 Bikini Bravo H-Bomb shot. That bomb was 1,000 times more powerful than the Hiroshima A-bomb. It claimed and poisoned the lives of nearly all the inhabitants of Rongelap atoll 125 miles away from Bikini. It also claimed the lives of Japanese fishermen irradiated more than 1,000 Japanese fishing vessels and contaminated much of Japan’s food supply. The resulting 1954-55 petition campaign urging the abolition of nuclear weapons garnered 31.5 million petition signatures, 65% of Japanese voters, and launched the world’s first and likely most influential social movement for a nuclear weapons free world.

I was carrying these people and this history deep in my bones when Harvard Professor Elaine Scarry, a friend and member of my organization’s board, encouraged me to come to a panel she had organized with Kai Bird, co-author of American Prometheus: The Triumph and Tragedy of Robert J. Oppenheimer, the biography on which the Oppenheimer film is based.

I have known Kai and his now late co-author Martin Sherwin, over the years. Kai is a generous and modest man, and an excellent scholar and biographer. We chatted briefly before the panel, where I learned and was happy for him that he will be at the Academy Awards for the Oscars on Sunday

In his presentation, Kai explained that the film drew heavily from his book, with many of its lines taken directly from his and Marty’s text – something very unusual for Hollywood. Kai was given only a few hours to review the film’s 200 page script before the filming began, and he said that he found only one error, which Nolan, the filmmaker, corrected. Kai and the other panelist, Peter Galison of Harvard’s History of Science Department, described Oppenheimer as brilliant (physicist and otherwise), complex, and emotionally fragile, a man who might have been better known for his work on black holes – begun in 1935 – had World War II and the Manhattan Project not intervened.

Come the question and answer time, after a brief reference to what I had learned and did in Japan, I asked Kai if Chrstopher Nolan, the film’s director, had had serious conversations about exposing his audiences to what Oppenheimer’s bomb wrought? Kai’s answer was thoughtful and illuminated some of the most disturbing images from the film’s conclusion.

Kai’s direct response was “No.” Such discussions did not take place, Kai had earlier explained that the dramatic arc of the film and the book were the Atomic Energy Commission hearings in which those in power sought to destroy Oppenheimer’s role as the world’s leading scientist and very influential public intellectual. Edward Teller, Lewis Strauss of the AEC, and powerful forces in the Pentagon reacted with fury to Oppie’s opposition to developing the hydrogen bomb. Kai explained that the film and book are primarily biographies of Oppenheimer with as Elaine put it, the film “telling the story from the point of view of what’s going on in Oppenheimer’s mind,” not from other and broader perspectives

Kai noted several places in the film where Nolan subtly pointed to both the A-bombs’ devastation and Oppenheimer’s moral misgivings. The first of the film’s references comes shortly after the Trinity test, with another three months after the A-bombings when Oppenheimer learned that Japan had been on the verge of surrender at the time his “gadgets” were fired . At one point, following the Trinity test we see Oppenheimer mumbling about those “poor little people,” the innocent Japanese civilians who he knew would be killed and devastated by the A-bombs. At the same time, Kai noted, Oppenheimer was meeting with senior military officials to explain how best to detonate the bombs (altitude, etc.)

Instead of showing us the roasted bodies, people with burnt flesh hanging from their arms, eyeballs hanging from their sockets, and people drowned in cisterns, Nolan gave us the image of Oppenheimer watching a newsreel clip of the devastation, with his face showing his horror at what his bomb had wrought. Perhaps most powerfully, we see a disturbing image from Oppenheimer’s imagination as he speaks to an audience in the Los Alamos assembly hall: a girl’s face melting from the A-bomb’s heat. That face, in fact, was that of Nolan’s daughter. As Elaine Scarry later explained “This was a very ethical decision on Nolan’s part – not to reenact the original harm by disfiguring Japanese faces.”

And Nolan gives us Oppenheimer’s sense of guilt when he meets with President Truman and Secretary Byrnes, confronting them with the truth that they all have blood on their hands.

Elaine closed out this part of the panel discussion by pointing to the resistance in U.S. culture to seeing film scenes in which “the viewer is asked to be sympathetic to the person injured.” In Japan, she explained, even young children are shown horrific photos and images of the A-bomb’s human devastations. She reinforced this by explaining that she and I arranged an exhibit of framed Hiroshima/Nagasaki A-bomb and Hibakusha posters in a Cambridge public library. The morning after we set up the display we returned to the library to find that it had been totally rearranged without our permission or knowledge. Each of the posters that included photos of the dead and maimed had been removed.

After the panel, my wife and I resolved to watch the film again. Others who have already seen the film and watched the Academy Awards and who shared my question might also want to do the same. If nothing else, it will deepen our resolve to eliminate the existential nuclear threat to human survival.