Elle vivait en partie à Key West, non loin de Michel Tremblay mais loin de son discours qui ressasse génialement son enfance, pour faire retentir la vérité crue d’une Amérique raciste, violente et sans âme, ignorante de sa jeunesse fébrile à laquelle elle s’identifiait de toutes ses forces artistiques en la mettant amoureusement en scène. Pas étonnant que ce soit un critique américain célèbre, Edmund Wilson, qui l’ait découverte avec une bourse de la Fondation Guggenheim pour équiper dans la vie sa vulnérabilité extrême.
J’avais dix-sept ans à la parution d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, dont la lecture (un cadeau empoisonné de mon frère aîné ?) représenta un véritable choc salutaire pour un puceau élevé au Collège Stanislas d’Outremont.
On l’a entraperçue à un événement des Artistes pour la Paix à qui elle apportait sa souscription régulière, timide au fond de la salle, ses yeux incandescents cachés sous sa tignasse désordonnée.
Je me sens toujours puceau à lire, par exemple, ses torrents de mots, sans le répit d’un seul paragraphe, dans sa trilogie, au premier tome Soifs (Boréal 1995), introduit par une citation de Virginia Woolf (The waves) : Heaven be praised for SOLITUDE that has removed the pressure of the eye, the sollicitation of the body, and all need of lies and phrases.
Toujours le même torrent de mots dans le second tome au titre inspiré de la grande Gabrielle Roy, Dans la foudre et la lumière (2001) :
… quand nous pourrions vivre enfin libres et sans la menace de la guerre, nous qui avions fui la ségrégation entre les hommes et les femmes, je ne voulais pas être là que pour préparer le thé, le café, où pendant leurs réunions des hommes armés, tes cousins, prêchaient la discorde, la haine, nous qui étions toujours exclues, nous, les femmes, tyrannisées derrière nos voiles blancs, dans les universités, lapidées si nous étions adultères, nous dont les droits ont été confisqués, nous les jeunes femmes sans visage, toujours masquées, cachées, un rideau blanc nous séparant toujours des hommes, même lorsque nous étions à l’étude, dans les universités, les maîtres, les professeurs refusaient de nous voir, intouchables, bannies, partout des massacres, sous le sable des déserts, dans les terres de l’Afghanistan, tous ces sillons creusés par les tombes, entre leurs rangs, des parents errent, cherchant leurs fils parmi eux, les reconnaîtront-ils à ces beiges lambeaux qu’étaient les vêtements des miliciens désignant désormais ceux qui dorment sous le sable, adolescents mutilés
Où sommes-nous, dans un pays pacifique ou dans les sables en Afghanistan, parmi ces milliers de tombes d’enfants ? Tout ce que nous avons fui, toi et moi, les actes de tes frères terroristes, ces contrées infestées d’actes criminels autant que de peste et de choléra, de malaria, car nous n’avons plus d’eau, nous nous gangrenons dans les pénuries de toutes sortes, nous avons fui ces barbaries de NOS guerres, les épidémies qu’elles engendrent, la faim, la soif, la sécheresse, la mort, plutôt que de labourer nos terres, nous tuons sans fin
Écouter The end de Jim Morrison…
Odile Tremblay écrit dans Le Devoir du 2 décembre:
Cette fille de Québec, née en 1939 au sein d’une famille ouvrière, avait eu la vocation précoce. Dès l’âge de 12 ans, 13 ans, elle envoyait ses recueils de poésie aux éditeurs. « Qui les refusaient », me précisait-elle.
Marie-Claire Blais dut laisser l’école, tâter du travail à l’usine, mais elle écrivait sans répit. Depuis que le père Georges-Henri Lévesque, mécène et fondateur de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, l’avait encouragée à publier le brûlot qu’est La belle bête, la littérature de courage et de conviction fut sa demeure jusqu’au bout.
Nouvelles, romans (trois adaptés au cinéma), poèmes, pièces de théâtre… En 60 ans, elle aura abondamment touché à tous les registres. J’adorais les accents durassiens de son Le sourd dans la ville (1987), galerie de paumés magnifiques dans un hôtel de fin du monde. Perfectionniste, polissant son style, bientôt abonnée aux longues phrases sans ponctuation ni paragraphes, elle aura perdu au combat des admirateurs essoufflés. Nourrie de son amour pour Proust, dont elle affirmait relire sans cesse la sublime Recherche, sa prose ne laissait plus en fin de parcours au lecteur le luxe de respirer, mais les braves s’émerveillaient. Que d’ampleur et de poésie ! Que de lucidité sans fard dans ses descriptions des damnés de la terre, dont elle épousait chaque guerre et chaque naufrage ! « Il faut s’incliner devant quelqu’un qui revient de l’enfer », écrivait dans Mai au bal des prédateurs en 2010 cette grande tragédienne.
Renvoyant sept ans plus tard dos à dos les victimes et les bourreaux, Marie-Claire Blais précisait dans Des chants pour Angel craindre le jour où « les machines à destruction recouvriraient tout essor humain, spirituel ou artistique de son infernale clameur », tandis que l’art en mourrait. Aujourd’hui, ses craintes apocalyptiques résonnent dans notre monde déboussolé, qui découvrira bientôt sans sa lanterne — hélas ! — où ses aveuglements vont le mener.