Professeur honoraire au département de philosophie de l’Université de Montréal, Michel Seymour y a enseigné de 1990 à 2019. Il fut aussi professeur en Belgique, en France et en Catalogne. Des nombreuses fonctions qu’il occupa au cours de sa carrière, mentionnons ici la présidence de la Société des philosophes du Québec et, dans son milieu de travail, le poste de secrétaire du Syndicat des professeurs de l’Université de Montréal.

Ceci est le texte de son allocution lors de l’Assemblée générale du Collectif Échec à la guerre, le 1er juin 2022. Note d’Échec à la guerre.

Michel_Seymour

Nous sommes tous bouleversés par ce qui arrive en Ukraine. La seule motivation pour intervenir politiquement doit être de vouloir se porter à la défense du peuple ukrainien.

Comment lui venir en aide ? Comment sauver des vies ? Comment interrompre le massacre ? Comment mettre fin à cette guerre ? Peut-on envisager une résolution du conflit qui préserve l’indépendance, l’autonomie et la souveraineté du peuple ukrainien ? Nous sommes habités par un certain sentiment d’impuissance, combiné à de la compassion à l’égard de ce peuple qui cherche à préserver ses droits en tant que peuple.

Deux perspectives opposées

Si tous partagent plus ou moins ces mêmes sentiments, nous le faisons cependant avec des cadres d’analyse radicalement divergents. Pour certains, le bon cadre d’analyse pour comprendre ce qui se passe est celui reposant sur l’image d’un individu en train de commettre un crime. Au moment où il est en train de poser ce geste, la seule question qui se pose est de savoir si nous avons oui ou non le courage moral d’intervenir pour mettre fin au carnage. On peut certes épiloguer sur ce qui explique son comportement. L’individu a peut-être subi tout au long de son jeune âge de l’humiliation, de l’oppression, des agressions répétées. Il a peut-être été abusé. Ce sont ces souffrances vécues au tout jeune âge qui expliquent peut-être pourquoi il en vient plus tard à commettre l’irréparable. Mais de telles explications ne changent rien eu égard à la responsabilité du crime qu’il est en train de commettre, et c’est la raison pour laquelle il faut intervenir pour mettre fin au carnage. Nous en avons la responsabilité morale. Cette approche personnifie le criminel, identifie une victime, délimite le problème à l’intérieur d’un espace spécifique où l’agression est en train d’être commise, et circonscrit le tout dans le cadre d’un temps bien déterminé.

Ainsi, une agression de l’Ukraine est survenue le 24 février 2022 et elle a été ordonnée par Vladimir Poutine. Cet individu est un ancien du KGB qui a, plus jeune, vécu très douloureusement la dissolution de l’URSS. Il veut réparer cette humiliation et reconquérir les territoires perdus. Son action est criminelle et est en train d’être commise. Le seul enjeuconsiste à déterminer ce que nous allons faire contre lui : des sanctions économiques, de l’aide militaire à l’Ukraine, l’instauration d’une « no fly zone », voire un changement de régime qui délogerait Poutine du pouvoir? Les enjeux ne sont pas si compliqués. Si on les complique, on est alors, volontairement ou non, de facto complice de l’agression, et nous agissons de manière irresponsable à l’égard de ce qui se présente comme le mal. Il faut être à l’écoute de nos émotions morales et agir rapidement. Le temps n’est plus à la négociation, à la tergiversation, à la diplomatie et au réalisme, mais bien à l’intervention rapide et directe, motivée par nos idéaux de paix et de liberté. C’est ce cadre d’analyse qui domine nos médias mainstream.

Il existe une autre approche qui, celle-là, cherche d’emblée à comprendre comment on en est arrivé là. Le même sentiment d’urgence est canalisé autrement, parce que l’on soupçonne dès le départ que la responsabilité est partagée. C’est une approche qui appréhende les enjeux dans une perspective régionale élargie devant tenir compte des intérêts des uns et des autres. C’est aussi une approche qui s’inscrit dans le temps long. Tout en cherchant le moyen d’obtenir vite un cessez-le-feu, on remonte dans le temps pour saisir les origines profondes sous-jacentes du conflit et nos actions présentes sont motivées par la volonté d’obtenir le plus rapidement possible une solution qui rétablirait une paix durable, voire définitive, et qui viserait à corriger les erreurs anciennes commises de part et d’autre. C’est donc une approche qui, d’emblée, tient compte de la complexité du problème et du fait qu’elle appelle une solution elle-même complexe. Ce doit aussi être une solution diplomatique et politique et non interventionniste et militaire, et elle doit être discutée et négociée même en plein conflit militaire. C’est une approche qui recherche d’abord et avant tout la stabilité, le compromis et l’équilibre. C’est une approche réaliste et non idéaliste.

Selon ce point de vue, on est engagé dans une escalade néfaste et dangereuse entretenue de part et d’autre et, pour y mettre fin, il faut impérativement favoriser par tous les moyens une désescalade.

C’est cette seconde approche que je favorise mais elle est marginale, délégitimée et même censurée. Aux États-Unis, ceux qui comme Tulsi Gabbard l’ont défendue ont rapidement été accusés de traîtrise. Ces opinions, aujourd’hui dissidentes et reléguées à la marge dans les plateformes électroniques alternatives, étaient autrefois pourtant celles de de William Burns (l’actuel directeur de la CIA), de Stephen F Cohen (regretté professeur de la NYU et de Princeton), de Chas Freeman (ancien Sous-secrétaire à la Défense pour les affaires de sécurité internationale des États-Unis), de George F. Kennan (qui avait été ambassadeur des États-Unis en URSS et en Yougoslavie), de Henry Kissinger (ancien secrétaire d’État des États-Unis), de Jack Matlock (ancien ambassadeur des États-Unis en Russie), de John Mearsheimer (professeur de science politique à l’Université de Chicago), de William Perry (secrétaire de la Défense sous Bill Clinton) et même de l’ancien président Barack Obama.

L’Ukraine n’est pas pour eux un intérêt vital pour les États-Unis, alors que c’est un intérêt vital pour la Russie. L’extension de l’OTAN jusqu’à la frontière russe est à leurs yeux une entreprise périlleuse qui est extrêmement dangereuse et dans laquelle il valait mieux ne pas s’aventurer.

Je voudrais dire qu’il existe un peuple ukrainien, qu’il forme un État-nation et que cet État a le droit à l’autodétermination. L’invasion de la Russie en Ukraine est un fait inacceptable qui appelle réparation. Cette intervention militaire entraîne dans son sillage le malheur, la désolation et la mort. Tôt ou tard, les militaires russes devront quitter le territoire pour que la souveraineté de l’Ukraine soit restaurée.

On considère toutefois suspectes les voix dissidentes face au discours ambiant et on atendance à les placer dans le camp des pro-Poutine et contre l’Ukraine. Se pourrait-il cependant que ces dissidents soient plutôt des défenseurs acharnés de la paix et de la désescalade, et des opposants acharnés à l’idéologie manichéenne du choc des civilisations ? Se pourrait-il qu’ils soient tout simplement des citoyens suffisamment capables d’autocritiques pour apercevoir que l’une des causes du conflit est une certaine russophobie entretenue depuis des décennies par les États-Unis ? Se pourrait-il que le conflit oppose non pas la Russie et l’Ukraine mais bien, au fond, la Russie et les États-Unis ? Si on est contre la guerre d’Ukraine et pour l’autonomie de ce pays, ne faut-il pas s’opposer aux mesures qui jettent de l’huile sur le feu, qui favorisent l’escalade et qui risquent d’amplifier la désolation, le malheur et la mort ? Ceux qui applaudissent les sanctions, qui favorisent l’aide militaire, qui préconisent un no fly zone [1] ou un changement de régime ne sont-ils pas de facto complices de l’impérialisme américain ? Ne sont-ils pas, au fond, solidaires de la guerre par procuration que les Américains mènent contre les Russes jusqu’au dernier Ukrainien ? Ne faut-il pas que les États-nations puissent échapper au maximum à l’emprise de ces deux superpuissances ? Ne faut-il pas que les États puissent être non alignés, neutres, hors de l’influence russe mais aussi hors de l’influence de l’OTAN ? Dès le début, j’ai senti que cette solution était la meilleure pour l’Ukraine, comme elle a été la meilleure pour l’Autriche, la Finlande ou la Suède, des États qui ont pu prospérer sans être militairement alignés. Mais voilà, cela voulait dire d’être capable de donner en partie raison aux demandes répétées des Russes qui ne veulent pas une Ukraine faisant partie de l’OTAN, et ce, au moment même où les Russes s’engageaient dans une agression dévastatrice et cruelle.

Je veux m’attarder sur la chape de plomb médiatique qui s’est abattue sur nous depuis le 24 février 2022.

Trois simplifications médiatiques

1) Personnaliser le conflit

Nous n’avons eu droit pour l’essentiel qu’à une vision des choses. Le message véhiculé, entretenu, répété ad nauseam favorisait une explication simple. Le pattern est d’ailleurs, d’une décennie à l’autre, toujours le même. L’opinion publique est depuis des lustres fabriquée, formatée, par des médias mainstream qui diabolisent certains individus. C’estd’autant plus facile que ces individus sont des criminels: Slobodan Milosevic, Saddam Hussein, Oussama Ben Laden, Mouammar Kadhafi, Bachar Al Assad, et maintenant Vladimir Poutine.

On personnalise aussi les victimes. Non pas les millions de morts du proche et moyen orient (irakiens, afghans, palestiniens, libyens, syriens, somaliens ou yéménites), mais les victimes qui servent la cause des États-Unis. On montre les cadavres jonchant les rues de Boutcha, la jeune femme enceinte seule survivante de la maternité présumément bombardée par les Russes à Marioupol, ou la jeune soldate coincée dans le sous-sol de l’usine Azovstal à Marioupol et qui attend la mort. Les images montrées suffisent à déterminer dans quel camp il faut se ranger.

2) Les « fake news »

À la personnalisation du conflit s’ajoutent ensuite les fake news. Là encore, c’est un pattern. La stratégie du fer à cheval prétendument développée par le régime serbe contre le Kosovo et justifiant une intervention militaire de l’OTAN; les bébés sortis de leurs pouponnières à Koweit city par les soldats irakiens et lancés sur le plancher froid où ils seraient morts; la supposée existence d’armes de destruction massive par l’Irak; l’hypothèse d’une intention présumée du leader libyen de bombarder la population à Benghazi; l’hypothèse de l’utilisation d’armes chimiques de la part du régime syrien contre les rebelles de Douma.

La Russie, comme toutes les très grandes puissances, est certes capable de se livrer à descrimes de guerre. Les soldats russes, comme tant d’autres, peuvent poser des actes abjects et être responsables de crimes de guerre. On mentionne souvent à titre d’exemples les interventions russes à Grozny en Tchétchénie, à Gori en Géorgie ou à Alep en Syrie. Quoi qu’il en soit, la Russie a clairement commis l’irréparable en envahissant l’Ukraine. Faudrait-il donc s’étonner de la voir commettre des crimes de guerre à Marioupol, voire à Boutcha en banlieue de Kiev ? Il n’y a en tout cas pas de mots pour exprimer le sentiment d’horreur qui nous envahit à la vue d’images totalement insupportables.

En même temps, n’oublions pas que la vérité est aussi très souvent la première victime de la guerre. Très tôt au début de l’invasion russe, diverses « nouvelles » nous sont parvenues d’Ukraine qui ont peut-être été des « fake news ». On apprit que quatorze soldats ukrainiens étaient morts en héros sur l’Ile aux serpents le 24 février. On fit état du bombardement de la route qui devait pourtant, selon les Russes, permettre aux citoyens de quitter Marioupol. On souligna l’horreur d’apprendre qu’une bombe lancée sur le théâtre de cette ville aurait fait 300 morts. Or, il semble que les 14 soldats ukrainiens ne sont pas morts. Ils ont été faits prisonniers. C’est en outre peut-être le régiment Azov qui a bombardé les autobus enpartance de Marioupol pour évacuer les civils, puisque les citoyens pouvaient leur servir de boucliers humains. Le témoignage d’une personne évacuée confirmant cela a d’ailleurs été amputé dans les versions diffusées par les médias occidentaux. Il semble aussi possible que le théâtre de Marioupol ait été détruit par une explosion survenue de l’intérieur et non par une bombe lancée de l’extérieur. Qu’en est-il de l’hôpital de Marioupol ? Les Russes ont-ils raison d’affirmer que le régiment Azov avait évacué auparavant le personnel soignant et les patients, afin d’occuper eux-mêmes les lieux ? La tragédie de Boutcha pourrait-elle, elle aussi, peut-être s’expliquer autrement ? [2]

Nous n’avons pas les réponses à toutes ces questions, mais les médias se sont tout de suite emparés de ces reportages pour conforter l’impression d’une lutte entre le bien (Nous) et le mal (Eux). Or, il est absolument certain que des exactions sont commises des deux côtés. Les gestes barbares d’une cruauté innommable et inqualifiable qui sont posés ne peuvent laisser qui que ce soit indifférent. Et pourtant, l’émotion ressentie ne peut à elle seule nous servir de guide moral.

3) L’inversion de la cause et de l’effet

À la personnalisation des auteurs du crime et la création de fake news, s’ajoute le fait de faire passer l’effet pour la cause. Selon la version officielle qui circule, on aurait rétroactivement eu raison de maintenir en vie l’OTAN, car c’est la seule façon qu’ont les pays limitrophes de la Russie d’assurer leur sécurité face à l’envahisseur potentiel. La preuve que Poutine vise à restaurer l’Union soviétique ancienne est qu’il a envahi la Géorgie en 2008, annexé la Crimée en 2014 et qu’il occupe maintenant le Donbass en 2022. Or, l’intervention russe en Géorgie est survenue en août 2008 quelques mois après la Déclaration de Bucarest faite par l’OTAN à l’occasion de laquelle l’organisation proposait d’intégrer la Géorgie et l’Ukraine comme prochains membres. La reconnaissance des républiques indépendantes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud n’est alors peut-être qu’une façon de mettre un frein à l’intégration de la Géorgie au sein de l’OTAN, puisqu’un État confronté à des problèmes liés à la reconnaissance des minorités ne peut y être intégré. L’annexion de la Crimée fut une réaction au coup d’État survenu quelques mois plus tôt. Des intérêts russes concernant la base militaire de Sébastopol et l’accès à la mer étaient en cause. Qu’en est-il cependant de l’invasion de l’Ukraine en 2022 ? Y a-t-il des faits qui ont contribué à engendrer cette réaction violente ?

Ainsi, que le remarque John Mearsheimer, les USA piquent constamment l’ours russejusqu’à ce qu’il sorte de sa tanière et en vienne à poser des gestes violents. Lorsque cette violence survient, ils peuvent dire « Voyez ? Nous avions raison d’entretenir une animosité à son égard ». Cette posture aboutit à un paradoxe. L’extension de l’OTAN est nécessaire pour contenir la réaction de la Russie face à l’extension de l’OTAN. La géopolitique des évènements en Ukraine n’est entrée dans les chaumières que lorsque l’ours russe a réagi de manière belligérante et commis l’irréparable après avoir été provoqué pendant plusieurs années. On occulte en effet tout ce qui a provoqué cette réaction. On ne mentionne pas que l’OTAN est une organisation militaire opposée à la Russie, qu’elle est intervenue militairement notamment au Kosovo, que la promesse de ne pas étendre l’OTAN au-delà de l’Allemagne réunifiée n’a pas été tenue, que l’OTAN s’est élargie jusqu’à inclure 14 nouveaux pays depuis 1991, que les États-Unis se sont retirés progressivement des accords sur le nucléaire (sur les missiles antibalistiques en 2002 et sur les missiles nucléaires à moyenne portée en 2019). On fait l’impasse sur l’installation de boucliers anti-missiles en Pologne et en Roumanie. On ne souligne pas la provocation que représente la promesse faite à Bucarest en 2008 d’inclure la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN. On ne souligne pas le fait que les Américains sont intervenus massivement en Ukraine pour influencer le cours des choses. Ils ont avec les Canadiens et d’autres formé l’armée ukrainienne, incluant des paramilitaires oeuvrant au sein de Secteur Droit, du Régiment Azov, du Bataillon Aidar et de la Légion Géorgienne. Le groupe Centuria s’est lui aussi vanté d’avoir reçu de telles formations [3]. John McCain et d’autres représentants américains ont rencontré les membres de l’opposition avant le coup d’État. Victoria Nuland a admis devant le Congrès que les USA avaient déjà avant le changement de régime financé l’Ukraine à la hauteur de 5 milliards de dollars [4].

On oblitère le rôle des États-Unis dans le renversement du pouvoir en 2014. Une conversation a pourtant été interceptée dans laquelle Nuland détermine auprès de l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine celui qui allait devenir le premier ministre et ce, sans consultation préalable avec l’UE (« Fuck the EU ! »). Le directeur de la CIA John Brennan a visité Kiev en avril 2014 après le départ de Yanoukovitch. L’Américaine Nathalie Jaresko a reçu la citoyenneté ukrainienne pour être nommée ministre des finances le 2 décembre 2014. Le vice-président Joe Biden est intervenu auprès des autorités ukrainiennes pour que soit nommé un procureur général plus conciliant à l’égard de la compagnie Burisma accusée de malversations et sur le CA de laquelle siégeait son fils Hunter. La démocratie ukrainienne est en somme celle qui convient aux USA, à savoir celle qui se soumet à ses quatre volontés.

On parle de la démocratie ukrainienne, mais on minimise l’influence exercée par l’extrême droite néo nazie. Bien que minoritaire, on ne doit peut-être pas en minimiser l’importance. Le président ukrainien Viktor Yushchenko a accordé le statut de héros au nazi Stepan Bandera juste avant de quitter ses fonctions en 2010. Il est d’ailleurs célébré partout en Ukraine. On néglige le rôle essentiel joué par Secteur droit en 2014 dans le renversement du régime. On omet de mentionner l’influence du régiment Azov au sein de l’appareil politique, de même que l’importance de dizaines de groupes paramilitaires (ils seraient 105 000 selon l’agence Reuters financés par les oligarques dans les attaques amorcées la même année dans le Donbass. On fait l’impasse sur les 14 000 morts découlant de la guerre civile opposant les russophones de l’Est et les milices ukrainiennes de l’Ouest, suite à la décision de bannir la langue russe. On ne parle jamais de l’échec à mettre en pratique les accords de Minsk de 2015 qui auraient assuré une relative autonomie pour la région du Donbass. Si on tenait compte de ce passé, on verrait poindre une solution au conflit : un régime fédéral reconnaissant la langue russe et l’autonomie de Lougansk et Donetsk.

Les médias ne font pas état de la promesse non tenue faite par Zelensky en 2019 lors des élections présidentielles, de rétablir la paix en Ukraine. On occulte la déclaration faite par Dimitri Yarosh, responsable de Secteur droit, en mai 2019 : « Si Zelensky ne fait pas ce que l’on veut, on l’éliminera ». On ne mentionne pas qu’une bonne partie de l’armée ukrainienne se massait à proximité du Donbass quelques jours avant que la décision soit prise d’envahir l’Ukraine. Les observateurs de l’OSCE avaient noté une recrudescence des attaques dirigées contre le Donbass le 18 février [5]. On omet de souligner le fait que Zelensky s’est pointé devant le parlement grec en compagnie d’un représentant du Bataillon Azov. Des députés du parti Syrisa ont alors quitté la salle.

On ne saisit pas qu’il n’était pas dans l’intérêt des Russes de prendre possession de l’Ossétie du Sud, de l’Abkhazie, du Donetsk ou du Lougansk. Les Russes préfèrent l’autonomie de ces régions à leur annexion. La présence de ces russophones à l’intérieur de la Géorgie et de l’Ukraine peut peser sur les orientations politiques de ces pays dans un sens qui serait favorable à la Russie. Les Russes peuvent aller jusqu’à reconnaître la souveraineté de l’Ossétie du Sud, de l’Abkhazie, du Donetsk ou du Lougansk, mais c’est en sachant bien que celle-ci n’est pas reconnue par la communauté internationale. Cela permet à la Russie d’intervenir si les chefs de ces États de facto leur en font la demande, tout en posant une difficulté d’intégration de la Géorgie et de l’Ukraine au sein de l’OTAN, étant donné que pour intégrer cette organisation, les pays ne doivent pas être en conflit avec les minorités qu’ils contiennent. Telle est la bonne analyse qu’il faut faire de la situation géopolitique. Nous sommes ici bien loin d’un chef sanguinaire désireux de reprendre les territoires perdus de l’Union soviétique.

Les conséquences tragiques d’une perspective médiatique partisane

Tous ces faits sont sans importance pour qui reste braqué devant son téléviseur. L’enjeu est présenté bien plus simplement. On a affaire à un être belliqueux et cruel qui tue impunément femmes et enfants pour assouvir son désir de conquête territoriale, et nous projetons sur l’Occident, les États-Unis et l’OTAN, notre sincère intention à faire le bien. Cette perspective simplificatrice atteint un sommet lorsque Anne Marie Dussault, au 24/60, invite Boris Cyrulnic pour chercher à comprendre la folie meurtrière qui habite la psychologie de Poutine.

Nos dirigeants politiques, plusieurs chroniqueurs journalistiques et la majorité du milieu intellectuel ont observé sans broncher la russophobie à l’œuvre dans l’attitude belligérante des États-Unis qui, comme l’islamophobie, ravive l’idée du choc des civilisations de Samuel Huntington. Ils n’ont pas réagi à la censure opérée par les plateformes électroniques à l’égard de la RT16. On ne voit pas la propagande américaine de CNN et de MSNBC déployée depuis plusieurs années à l’origine d’un Russiagate fantasmatique qui s’est avéré un gigantesque mensonge produit par le parti démocrate [6].

L’OTAN n’est pas un organisme de charité. C’est une organisation militaire. L’encerclement de la Russie par l’OTAN visait justement à faire monter les enchères sur le plan sécuritaire pour faire réagir la Russie, ce qui forcerait l’Europe à faire de la Russie un ennemi avec lequel il ne faut pas faire affaire. Le renforcement récent de l’OTAN, la volonté de la Suède et de la Finlande de joindre l’OTAN, l’interruption du projet Nordstream II, tout cela assure l’ouverture d’un marché européen pour de l’équipement militaire américain et le gaz de schiste américain. C’est une aubaine pour les entreprises américaines exploitant les énergies fossiles. C’est une fortune dépensée (53 milliards à l’Ukraine !) dans le complexe militaro-industriel. Cela renforce la présidence de Biden qui était déclinante après le retrait d’Afghanistan, cela isole Donald Trump qui est un « candidat pro-russe ». Cela conforte l’idéologie américaine fondée sur les valeurs libérales individualistes et cela permet d’entretenir l’idéal d’un monde unipolaire (économie capitaliste mondialisée, domination économique des États-Unis, prédominance du dollar, supériorité du complexe militaro-industriel, 800 bases militaires, etc.).

Nous vivons encore à l’ère des impérialismes. Mon premier réflexe en faveur du peuple ukrainien aura donc été de défendre la neutralité de l’Ukraine qui pourrait alors comme la Finlande, la Suède et l’Autriche prospérer en paix à l’abri de l’obligation de devoir choisir entre les deux impérialismes. Cette posture de ma part avait malheureusement pour effet de donner en partie raison aux revendications russes répétées sans cesse depuis au moins 2008. Il fallait donc arriver à contrer le discours visant à simplifier les choses et à déclarer un seul coupable. Mais rien n’y fait.

L’empathie et la compassion a pour la vaste majorité des gens pris une forme simplificatrice qui favorise une intervention militaire accrue de l’Occident et contribue involontairement à l’escalade entre les superpuissances. Les interventionnistes ont beau se draper dans une vertu morale supérieure compatissante à l’égard des Ukrainiens, il leur arrive ce qui risque souvent de se produire en de tels cas. En effet, souvent, le mieux est le pire ennemi du bien.

En effet, sans s’en rendre compte, obnubilé par un sentiment moral d’indignation, on tombe aveuglément dans le piège machiavélique des Américains qui se servent de l’Ukraine pour affaiblir la Russie. L’aide américaine à l’Ukraine, selon le secrétaire à la défense Lloyd Austin, sert effectivement à affaiblir la Russie. Les États-Unis se sont servis des Moudjahidines pour combattre la Russie en Afghanistan, des Contras pour combattre les Sandinistes au Nicaragua, des Kurdes pour combattre ISIS en Irak et en Syrie, de Al Qaeda pour combattre Bachar Al Assad et maintenant des Ukrainiens pour combattre les Russes.

Comparaison entre la stratégie américaine en Afghanistan ayant servi à affaiblir les Russes et celle qui est présentement en cours en Ukraine : pour saisir toute l’horreur du monde, il ne faut pas regarder que d’un seul côté. Sinon, on participe involontairement à l’escalade entre les superpuissances, et on trempe involontairement les mains dans le sang odieux de leurs impitoyables violences.

Conclusion

Les médias mainstream nous rapportent le point de vue de la « communauté internationale », mais c’est de plus en plus en réalité un point de vue partiel et partial. L’information critique et dissidente ressemble de plus en plus à un produit illégal que l’on se refile en contrebande. C’est la grande prohibition de l’information. C’est donc dans les marges qu’il faudra se rendre pour entendre des personnes comme Ali Abunimah, Tariq Ali, Andrew Bacevich, Jacques Baud, Medea Benjamin, Brian Berletic, Christopher Black, Max Blumenthal, Saïd Bouamama, Robert Charvin, Noam Chomsky, Stephen F Cohen, Michel Collon, Kimberlé Crenshaw, Angela Davis, Victor Dedaj, Coralie Delaume, Yves Engler, Noura Erakat, Richard Falk, Norman Finkielstein, Robert Fisk, George Galloway, Stéphanie Gibaud, Glenn Greenwald, Serge Halimi, Chris Hedges, Seymour Hersh, Bell Hooks, Adam Johnson, Caitlin Johnstone, Stéphanie Kelton, Rania Khalek, Naomi Klein, Annie Lacroix-Riz, Anatol Lieven, Frédéric Lordon, Michael Löwy, Aaron Maté, John Mearsheimer, Richard Medhurst, Nils Melzer, Anne Morelli, Chantal Mouffe, Craig Murray, Ralph Nader, Simona Mangiante Papadopoulos, Ilan Pappé, Jacques Pauwels, John Pilger, Thomas Porcher, Vijay Prashad, Ignacio Ramonet, Arundhati Roy, Jeffrey Sachs, Jacques Sapir, M.E. Sarotte, Linda Sarsour, Karen Sharpe, Edward Snowden, Ndongo Samba Sylla, Frédéric Taddéï, Matt Taibbi, Éric Toussaint, Aminata Traoré, Aurélie Trouvé, Katrina vanden Heuvel, Yanis Varoufakis, Cornel West, Richard D Wolff, Alfred de Zayas et Jean Ziegler.

Il faut s’abonner au Monde diplomatique ou se rendre sur la plateforme Youtube pour retrouver The Grayzone, Investig’action, Substack, Canadian Dimension, Rumble, Scheerpost, The Katie Halper show, Le grand Soir, The New Atlas, et Electronic Intifada, ainsi que Presse toi à gauche ou les Nouveaux cahiers du socialisme pour avoir accès à des infos qui ne reproduisent pas celles des autorités officielles et qui ne succombent pas aux oppositions civilisationnelles qui se sont emparées de plusieurs esprits.

Il faut rejoindre les rangs du Collectif Échec à la guerre ou des Artistes pour la Paix.


[1] Cette idée d’un No fly zone proposée par Jean-François Lépine dans La Presse, est particulièrement irresponsable. Pour établir une telle zone, il faut détruire les missiles sol-air de l’armée russe qui se trouvent sur en territoire russe, ce qui revient à déclencher la guerre entre les deux superpuissances nucléaires. Par bonheur, le Pentagone s’y oppose, mais pour encore combien de temps ?

[2] https://www.youtube.com/watch?v=8moZ7S4voe4

https://www.youtube.com/watch?v=CD-vpG9–7g&ab_channel=Investig%27Action

https://gordonhahn.com/2022/05/10/tentative-conclusions-on-bucha-a-small-my-lai/?fbclid=IwAR0sHpU9UxdxSgk_73kDVbMjCqwEKaEhCBL5jbzgKr3MLYt0ExnAWO9u0m

https://twitter.com/RWApodcast/status/1510712264726396944

https://arretsurinfo.ch/jacques-baud-le-massacre-de-boutcha-est-deja-largement-battu-en-breche/

[3] Oleksiy Kuzmenko, « Far-Right Group Made Its Home in Ukraine’s Major Western Military Training Hub », IERES Occasional Papers, no. 11, September 2021 Transnational History of the Far Right Series
https://www.illiberalism.org/wp-content/uploads/2021/09/IERES-Papers-no-11-September-2021-FINAL.pdf

[4] Elle a aussi fait état de l’existence de laboratoires développant des produits qui ne doivent pas tomber dans les mains des russes. S’agit-il alors d’armes chimiques développées en Ukraine ?

[5] J’ai publié dans Presse toi à gauche une série de trois textes intitulés L’information est une arme :
https://www.pressegauche.org/L-information-est-une-arme-1-les-horreurs-de-Boutcha
https://www.pressegauche.org/L-information-est-une-arme-2-pitie-pour-RT
https://www.pressegauche.org/L-information-est-une-arme-3-la-grande-prohibition

[6] Julian Assange est-il au service des Russes ? A-t-il divulgué les emails incriminants de Hilary Clinton que la Russie lui aurait refilés ? Plus on en apprend, plus on comprend que le Russiagate est une invention du parti démocrate. Des avocats de Hilary viennent d’admettre en cour qu’elle a approuvé de faire circuler l’idée mensongère que Trump aurait fait affaire avec une banque russe (Alfa Bank). Nous savions déjà que Robert Mueller, le juge chargé d’instruire l’enquête au sujet de l’implication russe dans le processus électoral américain, n’a rien trouvé d’incriminant prouvant le piratage russe des emails du DNC. L’entreprise Crowdstrike qui a émis cette hypothèse a admis au Congrès qu’elle n’avait aucune preuve à cet effet. On peut même trouver sur youtube un clip dans lequel Hilary Clinton établit que l’histoire au sujet de Trump et de deux prostituées (« the Christopher Steele “peegate” dossier ») était une fausse nouvelle impliquant Trump et des prostituées dans un hôtel russe. Roger Stone fut emprisonné pour avoir fourni de fausses informations concernant les liens entre Wikileaks et Trump. L’histoire de Paul Manafort allant rencontrer Julian Assange à l’ambassade de l’Équateur s’est elle aussi avérée complètement fausse. Le château de cartes mensonger s’écroule complètement sans que les journaux mainstream n’en fassent état.