Tout d’abord, je dois situer le point de départ de mon intérêt pour la présence chilienne au Québec. J’ai vécu une année au Chili, en 1965 – 1966, ce passage a changé ma vision du monde; dans la jeune vingtaine, à la fin de mon baccalauréat universitaire en philosophie, je suis débarqué au Chili après une traversée du Pérou et de la Bolivie. Je suis rentré au Chili par le train des mines entre Oruro en Bolivie et Antofagasta. J’en avais profité pour visiter le Nord avant de descendre vers Santiago. Malgré mon espagnol approximatif, dès mon arrivée, j’ai trouvé la communication relativement facile avec les gens, mais le vrai choc culturel, je l’ai vécu en m’engageant dans une población et en étant interpellé par les débats politiques intenses entre gens de différentes tendances et entre chrétiens progressistes et conservateurs (l’Église catholique était encore dans les débats du concile Vatican 11) dans les communautés, etc. Apprivoiser cette dynamique m’a sorti de ma zone de confort. Confronté au débat de société, j’ai cheminé assez rapidement dans mon intégration au Chili.
Le phénomène de l’immigration chilienne des années 70
La plupart du temps lorsqu’il est question d’immigration, on aborde la question sous l’angle des statistiques, des données économiques et démographiques, de la main-d’œuvre, des défis linguistiques et de l’intégration, mais on discute beaucoup moins des dimensions socioculturelles et politiques. D’ailleurs, plus souvent qu’autrement, l’immigration est malheureusement perçue comme un problème. J’ai été d’abord tenté de suivre le sentier habituel des statistiques, des questions d’intégration, etc. ; j’ai vite écarté cette option pour l’aborder davantage à partir de mon expérience et j’assume ma posture très subjective. Partons du fait que l’immigration est bien plus qu’une valeur économique chiffrée.
La dynamique qui se joue lors de phénomènes migratoires est souvent liée à une conjoncture politique, sociale et culturelle dans le pays d’émigration et dans celui de l’immigration; par exemple, après la fin de la seconde guerre dite mondiale entre 1939 et 1945, les problèmes sociaux, économiques et politiques générés par la guerre et la reconstruction ont forcé des millions de personnes à fuir l’Europe; cette très importante migration européenne s’est répandue à travers le monde, particulièrement aux États-Unis, au Canada et en Australie, mais aussi en Amérique latine, particulièrement au Chili, en Argentine et au Brésil où, d’ailleurs, se sont cachés de nombreux nazis allemands. Ce dernier point n’est pas un détail de l’histoire puisqu’ils ont eu une influence dans des cercles de droite, y compris dans les forces armées.
L’arrivée des exilé.e.s chiliens
Cet a parte me permet de faire un parallèle avec l’arrivée des exilé.e.s chiliens.nes au Canada, en particulier au Québec. Mais avant d’aller plus loin, je rappelle quelques bribes du dernier discours de Salvador Allende. Ses paroles invitaient à poursuivre la lutte malgré les déceptions et les deuils la historia es nuestra (l’histoire nous appartient), a-t-il lancé avant d’ajouter : je serai auprès de vous (…) Le peuple ne peut pas se laisser abattre (…) et, finalement, allez de l’avant! Cet appel a résonné dans le cœur et l’esprit de tous les gens de bonne volonté à travers le monde et au Québec. Pour plusieurs d’entre nous, soutenir les Chiliens et les Chiliennes dans leur lutte signifiait être associé à la responsabilité collective de soutenir les exilé.e.s chiliens. Comme le répétait Nelson Mandela devant les difficultés de ses combats : « la bonté de l’homme est une flamme qu’on peut cacher, mais qu’on ne peut jamais éteindre… » Dans les moments tragiques de l’histoire d’un peuple, la bienveillance s’invite dans nos relations. Elle circule naturellement entre des inconnu.e.s, mais à plus forte raison avec les personnes avec lesquelles existent des affinités.
De fait, entre les Québécois.es, des relations étaient déjà établies avant l’arrivée des premiers.ères exilé.e.s et elles se sont trouvées renforcées dès l’arrivée des premiers exilés. Il devenait important et signifiant de faire preuve de compassion ou de bienveillance, de tendre une perche à l’autre sans condition. La solidarité fut plus qu’un slogan, mais bien un levier capable de créer des liens et de s’unir pour bâtir ensemble. La solidarité résulte du défi à relever pour vaincre la soumission, la peur et l’indolence devant un drame humain comme la répression violente. Au Québec, la solidarité fut spontanée. La générosité des gens fut manifeste et concrète; les gens offraient de l’argent, des biens, des emplois et des ressources humaines de soutien, mais surtout un accueil chaleureux. Mon propos peut ressembler à de la fiction, mais il correspond à la réalité. Des syndicats, des organismes communautaires, des groupes de solidarité comme Québec-Chili et les chrétiens politisés apportèrent une contribution significative. Mais pourquoi un tel élan à l’égard de ces exilé.e.s qui arrivaient de l’autre bout du monde?
En 1973, le Québec était en pleine ébullition sociale et politique. La « Révolution tranquille » du début des années 60 reposait sur une volonté collective de libération et d’autodétermination établie sur plusieurs dimensions structurantes et déterminantes : l’affranchissement du contrôle de la hiérarchie catholique, la recherche d’émancipation et d’autonomie politique comme nation, la marche d’appropriation de pouvoirs économiques et politiques traduite par une volonté de contrôle des ressources naturelles (pas vraiment réussie), le renforcement de la syndicalisation, la présence marquée des forces de gauche, la lutte continue du mouvement pacifiste et féministe, etc.
En somme, la conjoncture du Québec permettait une association idéologique de la « Révolution tranquille » québécoise en marche à celle du peuple chilien. En parallèle, on suivait aussi les pas ardus de la révolution du peuple cubain contre sa bourgeoisie corrompue et les États-Unis, son puissant voisin dominateur et arrogant; les luttes en Amérique latine suscitaient surtout beaucoup d’intérêt au sein des organisations progressistes (syndicats et autres organisations progressistes. Les échanges avec Cuba et le Chili prenaient racine. En un mot, au Québec de l’époque, existait un fort capital de sympathie et de solidarité à l’égard de ces deux pays. Dit autrement, la conjoncture de l’époque a permis une convergence culturelle, idéologique et politique très forte et très spontanée avec le peuple chilien, donc avec les exilé.e.s dès leur arrivée.
Depuis les années 70, plusieurs exilé.e.s chiliens et leurs enfants se sont illustrés dans différents secteurs : syndicalisme, partis politiques (on pense à Osvaldo Nuñez, député du Bloc québécois et à Andrés Fontecilla, député de Québec solidaire), arts, action communautaire, commerce, etc.
En a parte, une anecdote intéressante : Salvador Allende, alors sénateur, a participé à la conférence internationale de solidarité avec le peuple vietnamien qui eut lieu à Montréal au mois de novembre 1968. J’ai eu l’opportunité de discuter de la présence de Salvador Allende avec un militant qui a pu échanger avec lui à ce moment-là.
Mais revenons à mon propos. Il faut souligner qu’en 1973, la lutte anti-impérialiste découlant de l’opposition généralisée à la guerre américaine au Vietnam alimentait les forces de gauche. En outre, en 1973, le Québec tentait de se guérir de l’application de la loi des mesures de guerre qui avaient permis l’occupation militaire du Québec le 16 octobre 1970 (12 500 militaires, à majorité anglophone, débarquèrent et envahirent des lieux stratégiques en une nuit) et l’arrestation sans mandat de centaines de personnes membres d’organisations progressistes. Ce fut une onde de choc, mais rien de comparable au coup d’État de Pinochet.
Tout ça a fait en sorte qu’au moment du coup d’État du 11 septembre 1973 fomenté par la CIA et les représentants de la droite chilienne violemment opposée à toutes les réformes du gouvernement de Salvador Allende, beaucoup de Québécois et de Québécoises se sont aussi sentis blessés par les exactions commises par la junte de Pinochet. La solidarité s’imposait, allait de soi. Agir avec compassion et vivre la fraternité furent les mots d’ordre. Concrètement, il ne s’agissait pas seulement de participer à des protestations, mais de nous solidariser concrètement en tentant par tous les moyens de faciliter l’établissement (adaptation, hébergement, apprentissage de la langue, insertion au travail, etc.), l’adaptation et l’intégration de personnes écorché.e.s par la violence d’une dictature militaire impitoyable.
Devant un mouvement migratoire d’exilé.e.s, la population d’accueil peut adopter différentes attitudes selon les déterminants de la conjoncture. Au-delà des perceptions positives générales de la révolution chilienne, est vite apparue l’expression d’une microculture de la solidarité. Elle s’explique par divers niveaux d’affinités sociales, culturelles et politiques entre les forces progressistes québécoises et les exilé.e.s qui arrivaient du Chili tout autant que le partage d’une culture de la participation sociale, politique et communautaire. Un tel mouvement se produit rarement; l’arrivée de réfugié.e.s comme l’arrivée de Salvadoriens dans les années 80 ou celle des Algérien.e.s dans les années 90 n’a pas suscité la même dynamique de solidarité.
Aujourd’hui, ce n’est pas le cas non plus avec l’arrivée d’exilé.e.s Ukrainien.e.s, ce qui mériterait une analyse exhaustive pour bien saisir la nature de ce contraste avec l’arrivée des Chiliens.ennes. Le substrat culturel de la conjoncture de la perception positive des luttes de ces exilé.e.s n’avait pas de racines ici tant sur le plan culturel que politique. Évidemment, les reportages médiatiques jouent un rôle dans la construction des perceptions. Mais le contexte et la conjoncture politique globale sont plus déterminants encore. Le Québec, en 1973, vivait une évolution rapide de son affirmation nationale. Sur le terrain, se préparait l’avènement du Parti Québécois comme moteur de la mise en application des principes de la Révolution tranquille axée fortement sur des changements des paradigmes du développement du Québec contemporain. Le PQ a fini par prendre la tête du gouvernement en 1976, concrétisant cette marche en avant démocratique pacifique.
L’histoire est riche de grands mouvements de solidarité. Juste avant la guerre de 1939-1945 en Europe, en pleine période de croissance rapide du fascisme, la répression féroce de la dictature de Franco, général espagnol fasciste, avait forcé nombre de républicains à l’exil. C’est dans ce contexte que le 4 août 1939, en pleine guerre espagnole, le poète Pablo Neruda, ex-consul du Chili en Espagne et expulsé par Franco pour son appui à la lutte de résistance républicaine, organise depuis le port de Pauillac, en France, l’évacuation par bateau, le Winnipeg, de 2 500 réfugiés espagnols vers le Chili. Ces réfugiés furent accueillis en héros lors de leur débarquement au Chili. Wahid Salem relate cette arrivée : « Nous sommes arrivés à la tombée de la nuit au port de Valparaiso et la première chose que l’on a vue, c’était très joli, les collines de Valparaiso toutes illuminées, raconte Victor Pey. Le jour suivant, la plupart des voyageurs se rendent en train à la capitale, Santiago, où une foule de gens nous a reçus avec beaucoup de tendresse. » « La droite chilienne s’opposait fermement à l’arrivée des républicains espagnols, explique Julio Galvez. Elle affirmait que si des ouvriers d’autres pays arrivaient, ils allaient piquer le travail des Chiliens. Mais après l’arrivée, il a été évident que cette accusation était infondée, que les républicains s’intégraient parfaitement au Chili et qu’ils apportaient une contribution extraordinaire. »
Cette épopée humanitaire indique très bien que dans les situations de détresse, il y a toujours des gens disposés à aider contre la détresse et à se solidariser avec des exclus. La conjoncture de la guerre civile en Espagne était très connue à l’époque et la répression exercée par Franco tout autant. De fait, la dictature du régime fasciste du général Franco jette environ 400 000 républicains sur les routes tortueuses de l’exil. Un vaste mouvement de solidarité ouvrière et populaire démontrait que la solidarité internationale était en marche depuis le début de cette guerre. L’histoire des « brigades internationales » formées de militant.e.s de divers pays est bien documentée. Au Canada, l’engagement du Dr Norman Bethune, militant communiste canadien dans une brigade internationale des républicains espagnols en lutte contre Franco, fait partie des hauts faits de la solidarité internationale de l’époque.
En conclusion
Depuis les années 70, plusieurs exilé.e.s chiliens et leurs enfants se sont illustrés dans différents secteurs : syndicalisme, partis politiques (on pense à Osvaldo Nuñez, député du Bloc québécois et à Andrés Fontecilla, député de Québec solidaire), arts, action communautaire, commerce, etc.
Dans une dynamique migratoire, la démarche d’intégration est fondamentale. Il s’agit d’un processus parsemé d’obstacles qui vise à ce que chaque citoyen et chaque citoyenne en arrive à participer à la vie sociale, économique, politique et culturelle du pays d’accueil. Preuve est faite que la vaste majorité de Chiliens et de Chiliennes a atteint le stade de la participation citoyenne dans un échange positif et productif entre natifs et exilé.e.s. Ceci dit, il faut reconnaître que les sentiers de l’intégration sont souvent raboteux et remplis de pierres d’achoppement. Dans cette traversée, le soutien solidaire joue un rôle important.
Références :
Ultimo discurso del presidente Salvador Allende, el 11 de septiembre de 1973.
https://www.youtube.com/watch?v=xZeEfXjTNu4
Dernier discours du président Salvador Allende, le 11 septembre 1973.
https://www.youtube.com/watch?v=ufHIrEEl0_o
Pressenza
Maurice Lemoine – 8 septembre 2023.
L’histoire du coup d’État du 11 septembre 1973.
https://www.pressenza.com/fr/2023/09/salvador-allende-presente/
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