Soixante ans après le célèbre discours du président Eisenhower qui ciblait le complexe académico-militaro-industriel comme la plus grande menace à la sécurité mondiale, nos universités canadiennes sont devenues un terreau fertile pour sa prolifération.
Il y a plus d’un demi-millénaire, Rabelais lançait l’avertissement suivant :
“Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”.
Selon la philosophe Hannah Arendt, la banalité du mal contre l’humanité est le fait de bureaucrates obéissants qui font leurs recherches en ignorant toute implication morale. Notre appel ne fera que mentionner deux spécialités lucratives par Lockheed Martin & Northrop Grumman, les drones et les avions offensifs F-35 (que le Canada achèterait pour 45 milliards de $!!!), pour s’attarder à dénoncer leur production et modernisation des bombes nucléaires, ce business de mort encouragé par bien des institutions financières présentes sur nos conseils d’administration universitaires (consulter www.dontbankonthebomb de la campagne internationale pour abolir les armes nucléaires ican.org).
Estimé à 70 milliards de $ annuels aux seuls États-Unis, ce business prospère, en dépit du plus récent discours du président Obama à Berlin, qui répétait sa fameuse condamnation des bombes nucléaires à Prague d’il y a quatre ans. Face aux cinq nations membres permanentes du soi-disant Conseil de Sécurité de l’ONU, toutes impliquées, combien il devient facile alors de succomber au cynisme et à l’inaction. Nous sommes heureux, comme professeur d’université, de constater toutefois la résistance de modèles d’actions, plutôt que la passivité appréhendée sur trois plans différents.
Actions internationales contre les bombes nucléaires
Le Secrétaire-Général de l’ONU Ban Ki-moon mérite la première mention pour son plan en cinq points énoncé en 2008 pour l’élimination des armes nucléaires, demeurée sa raison principale de poursuivre un deuxième mandat à la direction des Nations-Unies. Septembre 2013 à New York sera un rendez-vous clé pour voir si cet homme courageux y obtiendra un appui déterminant. L’historien américain Lawrence Wittner reconnaît surprenamment l’efficacité des opposants à la bombe dans son ouvrage Confronting the bomb (Stanford University Press), tandis que le Canadien Douglas Roche a inscrit dans son livre How we stopped loving the bomb (2011), préfacé par Roméo Dallaire, le sous-titre An insider’s account of the world on the brink of banning nuclear arms. L’optimisme de ces deux spécialistes semble appuyé par le succès retentissant en mars 2013 de la Conférence d’Oslo sur l’impact humanitaire des bombes nucléaires, hôtesse de 127 gouvernements, grâce aux efforts conjugués du gouvernement norvégien et des organisateurs d’ICAN. La conférence historique s’est terminée avec l’annonce qu’elle se poursuivra au début de 2014 au Mexique, en dépit du boycott des cinq nations du Conseil de Sécurité dénoncé à bon droit par une pétition Avaaz.
« Un nouveau et prometteur processus de désarmement nucléaire de l’ONU a débuté de façon très positive à Genève du 14 au 24 mai 2013. The Open Ended Working Group on Taking Forward Multilateral Nuclear Disarmament Negotiations, fondé par l’Assemblée Générale de l’ONU, a insufflé de l’air frais dans un environnement politique qui a fait du sur-place dans les 17 dernières années, empêchant la Conférence sur le Désarmement (CD) de fonctionner. Animés par la direction éclairée de l’Ambassadeur Manuel Dengo du Costa Rica (un pays qui a aboli son armée en 1949, fort partisan du principe de sécurité coopératif et de l’abolition nucléaire), les délégués des pays participants ont fait fi des déclarations auto-congratulantes et des positions dogmatiques qui dominent les forums multilatéraux (CD, Assemblée Générale de l’ONU et les conférences de révision du Traité de non-prolifération), pour s’engager plutôt dans des dialogues interactifs sur les vrais enjeux en vue de poser une infrastructure pour des négociations qui assureraient un monde débarrassé de ses armes nucléaires. Ces délégués ont commencé à se libérer des divisions entre partisans du désarmement ou de la non-prolifération et les divergentes approches du désarmement (pas à pas ou global) pour considérer des compromis et des plateformes communes. »
Ces nouveaux développements, ainsi décrits par notre ami Alyn Ware, coordonnateur des Parlementaires pour la non-prolifération et le désarmement (PPND), viennent d’être adoptés par l’Assemblée parlementaire européenne le 3 juillet 2013 grâce à une motion par Uta Zapf députée et co-présidente à la tête de la Délégation du Parlement Allemand. Enfin, on se rend compte universellement, comme l’avait réalisé la Middle Powers’ Initiative co-fondée par le Sénateur Roche, que les armes nucléaires constituent une cible toute indiquée, au su de leurs coûts prohibitifs et de leur « inutilité » depuis 1945.
C’est une série d’actions positives par des citoyens engagés du monde entier qui a rendu possible ces récentes ouvertures spectaculaires. Mentionnons d’abord la dénonciation des effets sur la santé des bombes nucléaires par la Croix Rouge (Croissant Rouge). Organisme habituellement réticent à s’engager sur le terrain politique, la Croix-rouge a produit une démonstration scientifique que toute guerre nucléaire aurait des conséquences dévastatrices qu’aucun programme d’urgence, même endossé par des milliers et des milliers de médecins ne saurait soigner. Cet engagement s’est ajouté à l’opinion de la Cour de Justice Internationale condamnant les effets disproportionnés sur l’environnement et les populations civiles des bombes nucléaires et que le seul fait de menacer de s’en servir (comme le font, par exemple, l’OTAN ou les autres pays détenteurs de ces armes, d’Israël à la Corée du Nord, en passant par l’Inde et le Pakistan) représente un crime punissable contre l’humanité (Dr John Burroughs, bureau des Nations-Unies, Association internationale des Juristes contre les Armes Nucléaires).
Heureusement, il existe bien des pays et même des continents tels que l’Amérique du Sud qui se sont déclarés Zones Libres d’Armements Nucléaires, et Pugwash Canada a tenu une rencontre internationale à Ottawa à la fin d’octobre 2012 pour mousser l’idée d’un océan Arctique ZLAN. Cette rencontre succédait à la 127e réunion de l’Union Interparlementaire aussi fin octobre 2012 à Québec, un réseau global de 800 parlementaires de plus de 80 pays, aussi réuni à Quito en Équateur ce printemps, parmi lesquels on trouvait les PNND. Ces représentants politiques poursuivent un objectif commun bien défini dans un guide remarquablement rédigé en 2012 par Rob van Riet et Alyn Ware, Promouvoir la non-prolifération et le désarmement nucléaire, que le signataire de cet appel voudrait voir distribué dans chaque bibliothèque universitaire. Et quelle belle surprise de voir signer le 6 mars 2013 une déclaration pour zéro arme nucléaire par la majorité des membres du Parlement européen, en dépit de l’espionnage CIA révélé le 30 juin par Edward Snowden. Mentionnons qu’une délégation d’Abolition 2000, un réseau global pour l’abolition des armes nucléaires, a rendu visite à la base navale de Clyde à Faslane en Écosse le 19 avril 2013 et que la Faslane Declaration demande à la Grande-Bretagne de retirer ses bombes nucléaires de ses sous-marins Trident basés en Écosse et de se joindre aux négociations pour l’abolition nucléaire.
Même les États-Unis bougent
Il n’est pas anodin de noter qu’Ed Markey, co-président du PNND, vient d’être élu au Sénat américain le 25 juin 2013, remportant au Massachussets le siège de John Kerry, ce dernier étant nommé Secrétaire d’État en remplacement d’Hillary Clinton. Fort actif pour diverses initiatives de désarmement nucléaire en la Chambre des Représentants, récemment pour le SANE Act of 2012, qui cherche à couper le programme américain d’armes nucléaires de 100 milliards de $ dans la prochaine décennie, Markey s’écrie : « Nos systèmes d’ogives nucléaires et de missiles ont été pensés pour gagner la Guerre Froide et ne reflètent pas les menaces actuelles. Maintenir ces armes démodées coûte des milliards de dollars et mène donc à une réduction de services critiques gouvernementaux, en sécurité sociale et en assurance médicale, en éducation et en investissement dans les recherches. On ne peut allouer un tel gaspillage de ressources avec l’idée obsolète qu’un arsenal nucléaire considérable nous protège. »
Si ces mots nous semblent audacieux, c’est que nous avons honteusement oublié les discours visionnaires de deux présidents célèbres :
« Le monde n’a pas été conçu comme une prison où l’homme attend son exécution. Et l’humanité n’a pas survécu aux tests et épreuves de milliers d’années pour tout abandonner maintenant, jusqu’à sa propre existence. Cette Nation a la volonté et la foi pour entreprendre un effort ultime pour briser la résistance au désarmement et à la non-prolifération – et nous persévérerons en vue de la victoire, c’est-à-dire jusqu’à ce que la règle de la loi remplace le toujours périlleux usage de la force. » John F. Kennedy, 1962
« Peuples de l’Union Soviétique, il n’y a qu’une seule gouvernance saine, pour votre pays et le mien, afin de préserver notre civilisation en ces temps modernes : une guerre nucléaire ne ferait aucun vainqueur et ne doit jamais être livrée. La seule valeur pour nos deux nations détentrices d’armes nucléaires est de s’assurer qu’elles ne soient jamais utilisées. Mais alors ne serait-il pas préférable de s’en débarrasser entièrement?»
Ronald Reagan, 1984
Le 17 juin, les présidents Poutine et Obama viennent de se réunir avec la même volonté de retrancher davantage d’armes nucléaires de leur arsenal respectif. Car loin de sécuriser le monde, les 17 500 bombes existantes dans le monde représentent un danger permanent, vu leur détonation possible suite à une fausse alerte, à un court-circuit électronique, à un mal-fonctionnement humain ou à un vol terroriste. La volonté de les éliminer a reçu l’appui enthousiaste d’artistes qui grâce à l’organisme Global Zero ont récemment produit le vidéo http://www.globalzero.org/demand-zero/prague-speech avec les comédiens Michael Douglas, Whoopi Goldberg, Robert De Niro, Morgan Freeman, Matt Damon, Christoph Waltz, Alec Baldwin, Zoe Kravitz, Danny DeVito, John Cusack, Martin Sheen and Naomi Watts : cette dernière jouait fin novembre 2010 dans le film Fair Game (Enjeux) le rôle véridique de l’agente de la CIA Valérie Plame, dont le mari diplomate Joseph Wilson (joué par Sean Penn) avait dénoncé les mensonges de l’administration Bush selon lesquels l’Irak possédait des bombes atomiques grâce à une importation d’uranium du Niger : ils avaient tous deux payé le prix de leur honnêteté.
Dernières nouvelles sur le front américain : d’abord une rencontre le 8 juin dans la vallée du Kökua Kalihi a révélé les conséquences néfastes des tests nucléaires américains dans les Îles Marshall. Puis les 5000 Maires pour la Paix, un organisme international fondé et longtemps dirigé par l’ex-maire de Hiroshima Tadatoshi Akiba (Docteur en Mathématiques), viennent de féliciter la Conférence des Maires américains pour leur adoption unanime le 24 juin 2013 lors de leur 81e réunion à Las Vegas, Nevada, « appelant à un leadership des États-Unis en vue d’une élimination globale des armes nucléaires et d’une conversion vers des besoins civils de son budget militaire. »
Initiatives canadiennes
Au cours des trois dernières années, le Réseau canadien pour l’Abolition des Armes Nucléaires, présidé par l’avocate résidente de Calgary Bev Delong, a intensifié son action, avec l’aide de nombreux organismes tels que Pugwash (Adèle Buckley), Project Ploughshares (César Jaramillo et Ernie Regehr), l’Institut Rideau (Kathleen Walsh et Steven Staples), Voix des Femmes (Janis Alton), Professionnel-les de la Santé pour la Survie mondiale (Dale Dewar), les Artistes pour la Paix, les Vétérans contre les Armes nucléaires, Science for Peace (Metta Spencer), l’Alliance Canadienne pour la Paix (Judith Berlyn), des Représentants de diverses communautés religieuses et des Religions pour la Paix (sœur Mary-Ellen Francoeur), le Mouvement Fédéraliste Mondial (Robin Collins et Fergus Watt) etc. De nombreux colloques ont eu lieu où les signataires de cet appel se sont rencontrés pour travailler ensemble avant de visiter l’Exposition – la Paix du Musée canadien de la Guerre (www.pugwashgroup.ca ). À ces occasions, les ont rejoints de multiples fonctionnaires et politiciens, tels qu’Alexa McDonough, Hélène Laverdière et Paul Dewar (critiques des Affaires extérieures pour le NPD), la chef du Parti Vert Élizabeth May, les députés conservateur et libéral Scott Armstrong et John McKay. Le 31 mai dernier, a eu lieu notre dernier séminaire à Ottawa sur le rôle du Canada dans l’établissement d’un monde sans armes nucléaires, qui incluait une visite d’Alyn Ware et de fonctionnaires du Ministère des Affaires extérieures venus rendre compte des positions canadiennes au cours de divers sommets dans le monde.
Nos actions les plus dignes de mention ont été par Murray Thomson, OC, ancien pilote de la 2e guerre Mondiale, qui a rassemblé près de 700 signatures de membres de l’Ordre du Canada (imitées par les membres de l’Ordre de l’Australie), tous plaidant pour une Convention internationale sur les Armes Nucléaires. Le Sénat et la Chambre des Communes ont suivi avec des motions unanimes d’appui, grâce au sénateur Hugh Segal et à l’ex-député de Colombie-Britannique Bill Siksay. Devant le peu d’empressement du gouvernement conservateur à agir dans le sens de ces motions, Murray Thomson a aussi rencontré l’Honorable John Baird, ministre des Affaires étrangères.
Comme professeur d’université, nous constatons hélas qu’à l’exception de l’Université de Waterloo, le thème des armes nucléaires enregistre peu de succès quant à son inscription dans des colloques universitaires de sciences politiques à travers le Canada. Même dans la province de Québec, connue pour ses fortes tendances pacifistes, on juge le sujet trop apparenté aux autorités fédérales, ce qui représente une pauvre excuse pour l’inaction conséquente, vu qu’un hiver nucléaire affecterait tous les êtres humains sur terre, indépendamment des frontières réelles ou supposées.
En conclusion
Il faut néanmoins remercier des chercheurs universitaires pour les progrès immenses dans la production d’instruments de mesure extrêmement raffinés et précis, qui font par exemple que le moindre essai raté d’explosion souterraine par la Corée du Nord ne peut plus échapper aux radars du traité d’interdiction complète des tests nucléaires (TICEN) et que tout enrichissement d’uranium par l’Iran est détectable par les appuyeurs d’un traité de contrôle des matières radioactives (FMCT). Mais c’est seulement avec un engagement solide de la société civile que l’instinct de mort occidental du complexe académico-industriel-militaire sera vaincu. Notre appel vise donc tous nos collègues professeurs et étudiants pour qu’ils se joignent à nos initiatives de paix et au momentum des réelles solidarités en Allemagne et au Japon (Université de Nagasaki) pour que prévale « la mission de l’UNESCO de construire la paix et la sécurité, en resserrant par l’éducation, la science et la culture la collaboration entre nations, afin d’assurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous ». Et si certains suggèrent Julian Assange – Bradley Manning – Edward Snowden comme future trilogie Prix Nobel de la Paix, nous aimerions plutôt proposer le trio Ban Ki-moon – Douglas Roche – Alyn Ware!
Pierre Jasmin, professeur titulaire à l’Université du Québec à Montréal, président intérimaire des Artistes pour la Paix (www.artistespourlapaix.org) et membre des exécutifs du Réseau canadien pour l’abolition de l’arme nucléaire et de Pugwash Canada.
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