La force ou la grandeur?

Yvon Rivard 15 février 2025

L’auteur, écrivain, membre des Artistes pour la Paix, nous permet de reproduire son opinion

S’il est un mérite qu’on doit reconnaître à Donald Trump, c’est celui de nous avoir imposé pendant des mois un slogan dont nous ne nous sommes pas méfiés, car la publicité nous a si bien habitués aux mots vides que nous en sommes venus à croire qu’ils sont insignifiants, inoffensifs. C’est cette erreur qui insensiblement fait de nous des consommateurs libres d’acheter ce qu’ils croient avoir choisi de choisir démocratiquement pour les gouverner qui leur a été vendu. Make America great again.

Qui s’est demandé de quel droit Trump et les Américains pouvaient s’approprier le mot et le territoire de l’Amérique, quelle était la grandeur qui aurait été perdue et comment la retrouver ? Les mots vides, surtout ceux qui en appellent à des valeurs sans les définir, sont des chevaux de Troie, en eux se cachent les guerriers, sur eux s’appuie le règne de la force. Lorsque nous comprenons que la grandeur perdue était celle de l’impérialisme américain qui peut envahir un pays avec ou sans armes, lorsque l’empire invisible décrit par Mathieu Bélisle devient visible, nous faisons le tour de notre maison pour y trouver de quoi la défendre.

Puisque la partie visible de la guerre est de nature économique, on compte ses sous, ses ressources, on envoie le message à l’ennemi qu’on peut se passer de lui, qu’on ne se laissera pas faire, qu’on est fier. Tout cela est de bonne guerre, mais ne changera rien, car en utilisant les armes de l’ennemi, nous avons déjà perdu la guerre, non seulement parce que ces armes ne font pas le poids, mais parce que nous adoptons les valeurs décadentes de la culture dominante.

La force de tout empire, écrit Simone Weil, c’est « qu’il peut amener, chez ceux qu’il menace et chez ceux qu’il soumet, cette décomposition morale qui non seulement brise d’avance tout espoir de résistance effective, mais rompt brutalement et définitivement la continuité dans la vie spirituelle, lui substituant une mauvaise imitation de médiocres vainqueurs ». Que certains politiciens se soient empressés de vouloir relancer l’exploitation pétrolière ou s’inclinent devant le droit d’Amazon de fermer une usine en voie de syndicalisation, que d’autres voient dans le trumpisme un mouvement nécessaire d’épuration culturelle et de défense de nos frontières est beaucoup plus inquiétant que la menace d’annexion.

J’ai l’impression que c’est un appel à la force plutôt qu’à la grandeur qui mobilise le discours dominant de la résistance canadienne et québécoise, et si cela traduit ce que nous sommes, c’est que nous sommes déjà annexés.

La force ou la grandeur ? Pour réfléchir à cette question du choix des armes dans la résistance à l’ennemi qui menace notre intégrité, j’invite les lecteurs à relire trois textes parus dans Le Devoir. Dans « Le sexe des anges », Christian Rioux ne parle pas de Trump, mais il s’y réfère implicitement en décrivant le danger que représentent l’immigration massive et l’interculturalisme qui propose « un équilibre subtil entre l’assimilation à la française et le multiculturalisme à la canadienne […] Ces concepts fumeux ne devraient pas nous faire oublier que l’intégration est d’abord et avant tout un rapport de force ». En se référant à la loi du nombre qu’énonce Rémy Girard dans Le déclin de l’Empire américain, Rioux reprend à son compte cette idée que « l’histoire n’est pas une science morale. Le bon droit, la compassion, la justice sont des notions étrangères à l’histoire ».

Gérard Bouchard, dans « Réveiller la ferveur québécoise », reprend les mots de René Lévesque et nous invite à être « quelque chose comme un grand peuple ». S’il cède un instant à voir dans le « pari de la grandeur » « le nouveau rêve qui devrait nous inviter au dépassement, à l’exaltation de la réussite, à nous projeter vers l’avant en vainqueurs », il ne manque pas de donner un contenu à tous ces mots : « Cela ne nous tenterait pas d’ériger une société qui se signalerait par son capital de vertu civique ? Qui mettrait un soin particulier à réduire la pauvreté tout en excellant dans ses affaires, à voir dans ses minorités et ses immigrants des alliés plutôt que des suspects ? »

C’est aussi à cette grandeur que nous convie Émilie Nicolas pour contrer « la stupidité, l’absence de langage, la mentalité de troupeau et la force brute » de ces rhinocéros que décrit Ionesco et que nous risquons de devenir si nous n’opposons pas à la violence politique des empires et de leurs sujets le droit de tous les êtres improductifs, marginaux, étrangers qui semblent d’abord ébranler le tissu social, mais qui en fait l’assouplissent, l’empêchent de se scléroser. Un être parfaitement intégré à ce monde est sans le savoir complice de sa propre destruction. Si nous ne défendons pas tous ces êtres que le règne de la force broie, « les wokes, les antiracistes, les personnes trans, les féministes, les scientifiques, les travailleurs précaires, tout le peuple palestinien », il est vain de penser, écrit Nicolas, que quelqu’un nous défendra, que nous serons épargnés lorsque notre tour viendra.

Qu’est-ce que la grandeur, qu’est-ce que la culture, sinon la reconnaissance que nul ne peut échapper à sa faiblesse, à la loi du nombre sans le souci de l’autre ? N’en déplaise aux anthropologues et historiens encore darwinistes, « la prochaine étape de guérison, de maturité collective, écrit Nicolas, c’est d’assumer qu’il n’y a rien de honteux à être un petit peuple ».

Je ne crois pas, comme le pense Nicolas, que René Lévesque choisirait aujourd’hui d’autres mots pour dire sa fierté d’être québécois, car s’il s’avançait aussi prudemment, aussi humblement, vers la grandeur (« on est peut-être quelque chose comme un grand peuple »), c’est que le démocrate et ancien correspondant de guerre se méfiait des grands mots au service de la politique. Simone Weil avait bien vu, dès 1936, que certains mots conduisaient au fascisme : « Les mots de dignité et d’honneur sont peut-être aujourd’hui les plus meurtriers du vocabulaire. »

Pour Lévesque, comme pour Bouchard, le pari de l’indépendance, c’était le pari de la grandeur qui misait non pas sur le pouvoir intégrateur de la force, mais sur celui de la culture, que Nicolas définit comme « notre humanité en partage ». Rioux, qui reconnaît lui aussi l’importance « pour intégrer d’avoir confiance en sa culture », semble associer la culture à celle des « nations fortes qui intègrent rapidement et facilement, alors que les nations faibles y parviennent difficilement, quand elles ne se font pas elles-mêmes assimiler. Peu importent les états d’âme ».

Faut-il rappeler que les nations fortes passent plus facilement de l’intégration au fascisme, que les petites nations, lorsqu’elles ne sont pas contaminées par les « grandes », résistent mieux, dit Nicolas, « aux sirènes politiques de la violence » ? Voilà pourquoi Bouchard ne peut dissocier la grandeur du peuple de la petitesse de la nation : « Donnons raison à René Lévesque : nous sommes une petite nation, mais aussi “un grand peuple”. » Bouchard a raison, mais je maintiendrais ce « peut-être quelque chose comme », cette petite gêne, ces trois cailloux dans le soulier de qui marche vers la grandeur.

Dans Indépendances (1972), Pierre Vadeboncœur écrivait que « ce peuple ne ressemble guère à d’autres, si ce n’est par emprunt. Je crois que s’il vient à réussir, il restera d’abord comme le témoin de l’inassimilation et persistera à ne pas faire les choses comme les autres, à les faire plus mal ou mieux que d’autres […] dépassant par un côté simplement humain la hauteur avantageuse et risquée d’autres peuples ». Il me semble que cette phrase peut réconcilier tous celles et ceux qui croient au Québec, qui croient que le Québec ne pourra être libre qu’en résistant à la loi du plus fort.