La cérémonie des Oscars est commentée dans nos « grands » médias sous l’aspect frivole de ses robes haute couture et parfois, une étoile brillera pour l’aspect « human interest » de sa carrière. Ainsi La Presse du lundi 23 février rend compte du show télévisé de la veille par deux gros titres : des fées des étoiles en première page, la soirée glamour dans la section des arts. On n’a rien contre Jennifer Lopez ni surtout contre Lupita Nyong’o mais… Peut-on vous proposer un regard d’artiste engagé en disant simplement BRAVO :

1-    à l’Académie pour avoir eu le courage de couronner l’essentiel documentaire Citizen Four, sur l’odyssée médiatique du courageux et intègre Edward Snowden, filmé jusqu’en Russie avec sa blonde. Un moment fort, lorsque sa réalisatrice Laura Poitras a été ovationnée en appelant au devoir de transparence et en soulignant l’importance de mettre en valeur ces lanceurs d’alertes qui dénoncent, comme (Chelsea) Bradley Manning et Julian Assange, un monde envahi par les espions militarisés au service de leaders peu scrupuleux (tel Stephen Harper ?)

2-    à Glory, la chanson thème entonnée par les musiciens noirs John Legend et Common dans le film Selma d’Ava Duvernay sur Martin Luther King à peu près ignoré dans les nominations (voir sur notre site un article sur ce film courageux). Glory s’est imposée pour le prix de la chanson de l’année, ce qui nous fut révélé tout de suite après une performance saluée par une ovation debout de tout l’auditoire, avec une Oprah déchaînée et l’acteur principal du film ému aux larmes! Ce grand moment anti-raciste fut suivi d’une célébration trop discrète du fondateur des Performing Artists for Nuclear Disarmament, le grand Harry Belafonte, gagnant d’un Governor’s award : les Artistes pour la Paix le saluent !

3-    au discours passionné de Patricia Arquette, meilleur second rôle féminin dans Boyhood : sa revendication passionnée en faveur de l’égalité des femmes a aussi été applaudie par une salle vibrant décidément pour les bonnes causes. Sur le tapis précédant la cérémonie, malaise (tant pis pour elle !) de l’actrice porno Dakota Johnson, dont la mère Mélanie Griffith déclare ne pas vouloir voir le film 50 shades of grey, ignoré des oscars. Rappelons tout de même que l’Académie compte 6000 membres à 94% blancs, 77% masculins…

4-    au tour de force cinématographique et théâtral Birdman, qu’on s’attendait bien à voir oscarisé par ses pairs, mais surtout à son réalisateur Alejandro Gonzalez Iñarritu, avec son discours émouvant en faveur de son pays éprouvé, le Mexique, et pour son Amérique d’adoption afin qu’elle se revendique pour ce qu’elle est, une nation d’immigrants ! On ne s’attendait pas à moins du metteur en scène qui nous a donné les autres chefs d’œuvre Biutiful et Babel.

5-    à The Imitation Game de Morton Tudlum dont le scénario adapté a été récompensé, avec sa gymnastique compliquée mais très maîtrisée de flashbacks sur le destin d’un héros déchu par l’Angleterre. Graham Moore, le scénariste qui avoua avoir voulu se suicider à l’adolescence parce qu’il se sentait différent (syndrome d’Asperger ou/et homosexualité?), a invité chacun des spectateurs et téléspectateurs à célébrer ses particularités. À Cumberbatch, pourtant transcendant dans la peau d’Allan Turing, l’Académie a préféré l’acteur Eddie Redmayne, formidable dans The theory of everything sur la vie du physicien fortement handicapé Stephen Hawking.

6-    à Interstellar de Christopher Nolan qui méritait mieux que le chiche palmarès du seul prix des meilleurs effets visuels. Cette odyssée des galaxies et de la relativité du temps ne force-t-elle pas une réflexion philosophique qui sert l’idéal de paix ?

7-    au ludique Grand Budapest Hotel gagnant de quatre Oscars du génial Wes Anderson dont les films provoquent TOUJOURS d’indispensables réflexions sur la non-violence, sans JAMAIS nous priver de la jouissance ludique de rencontres improbables d’acteurs, ici dans la période de montée du nazisme.

Car le talent pur était aussi de la fête : comme musicien, je pense au trois fois récompensé Whiplash, film extraordinairement tendu vu son sujet, le rythme, tel qu’enseigné voire extorqué par un professeur tyrannique joué par J. K. Simmons méritant pleinement l’oscar du meilleur rôle secondaire. J’avais vu à l’œuvre en Russie, spécialement, ce genre de pédagogues de fer, avec des résultats pitoyables mais certains qui élevaient leur jeu en conséquence. Le film a aussi gagné le meilleur mixage sonore (une question de rythme !). Saluons l’humble et émouvant Ida, en noir et blanc de Pawel Pawlikowski, et Julianne Moore enfin récompensée dans sa quatrième tentative d’aller chercher un oscar pour Still Alice. Quant au patriotique et controversé American Sniper de Clint Eastwood, il reçoit l’Oscar du meilleur montage sonore mais ses revenus commerciaux dépassent l’ensemble de ses rivaux, les sept autres « meilleurs films de l’année » ! Parlons-en…

Trois films sur quatre continents

Tireur d’élite

Chris KyleLe film American sniper de Clint Eastwood est plus subtil que ce qu’on en a dit, racontant une histoire troublée, vraie. Sans que le Républicain Eastwood renie son patriotisme et ne remette politiquement en cause la présence de ses compatriotes en Irak (même s’il maintient dans ses entrevues s’être objecté à ce que Bush Jr envahisse le pays), son film dénonce à chaque plan, pour ceux qui veulent bien voir, les ravages de la guerre. Hélas, si sa caméra ignore en grande partie les ravages qui affectent ses grands perdants (les civils irakiens), elle illustre, à chaque plan rapproché du héros, les ravages qui affectent les soi-disant « grands vainqueurs », ceux du syndrome de stress post-traumatique que le général Roméo Dallaire a contribué à révéler, suite à sa terrible expérience au Rwanda. Accordons à Clint Eastwood qu’un film ne peut explorer qu’un seul sujet à la fois : à juste titre, il est célébré par les vétérans des guerres, qui se reconnaissent dans la naïveté de Chris Kayle « qui ne fait que son devoir », dit-il. C’est vite dit, alors qu’il s’engage dans un engrenage de souffrances auquelles seront soumis au premier chef sa propre épouse et ses enfants dont il s’occupe du mieux qu’il le peut, dans sa condition éprouvée. Un rôle en or pour Bradley Cooper au regard blessé fuyant qui arbore, curieusement, lorsqu’il fait office de bourreau, une casquette avec le nom Charlie écrit en rouge. Les reproches de militarisme adressés au film l’accusent de ne pas avoir abordé l’imbécillité criminelle de Bush? Ce n’est pas le sujet du film, répondra doucement Eastwood. Ambigüité trop commode ou honnêteté trop brutale? Notre site s’évite de tels reproches, en reproduisant l’article paru dans Le Monde du 21 février :

Eddie Ray Routh, l’anti-American sniper

« Il aurait peut-être valu un film lui aussi mais ç’aurait été un opus assez glauque, pas le genre à recevoir des Oscars à Hollywood. Un film sur l’impossible retour de la guerre, mais vu du côté des perdants. Un éclairage sur la faillite du système de santé mentale aux États-Unis.

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Photo Reuters

Quand il a été arrêté au Texas, quelques heures après avoir tué le Navy Seal Chris Kyle (le tireur d’élite au palmarès le plus meurtrier de l’armée américaine, auteur du best seller American Sniper), Eddie Ray Routh était hirsute, barbu, le regard aux abois. Deux ans plus tard, il est méconnaissable. Le cheveu ras, comme dans les rangs militaires. Barbe et moustache ont disparu. Il porte des lunettes épaisses. Son visage est bouffi par les médicaments. L’ancien marine comparait à Stephenville, Texas, depuis le 11 février. Par coïncidence, le procès s’est ouvert alors que le film de Clint Eastwood, American Sniper, qui glorifie la légende de celui que les Irakiens avaient appelé « le diable de Ramadi », a battu des records de fréquentation et que Bradley Cooper était en piste pour l’Oscar du meilleur acteur, qui sera décerné le 22 février. Eddie Ray Routh, 27 ans, lui, c’est plutôt l’inverse. L’anti-American sniper, pas l’étoffe des héros. Au lycée, il était toujours sous la moyenne, mais prompt à chercher la bagarre. En 2006, il s’est engagé dans les Marines, qui l’ont accueilli à bras ouvert. C’était l’année la plus noire en Irak. L’armée américaine s’enlisait. Routh était chargé de l’entretien des armes de petit calibre. Il n’était pas en première ligne mais il lui arrivait de garder les prisonniers. Au téléphone, il a raconté à sa famille que les prisonniers irakiens étaient maltraités.

Un jour, il a appelé son père : « qu’est-ce que tu dirais si je tuais un enfant » ? En avait-il eu connaissance ? C’est l’un des premiers faits d’armes qui ont valu à Chris Kyle son surnom de « légende » parmi les soldats américains. Le tir meurtrier sur un enfant irakien qu’il voit à travers son viseur, et qui lui parait porteur d’une grenade. En 2010, Eddie Ray Routh a été envoyé en Haïti, en mission humanitaire, après le tremblement de terre. D’après sa famille, ce séjour-là l’a encore plus marqué. Il a nettoyé des corps, empilé des cadavres devant les pelleteuses. Un jour qu’il voulait donner sa ration à un enfant affamé, un officier l’en a empêché. L’armée lui a décerné la médaille du service humanitaire. De retour au Texas, il n’a jamais refait surface. Il a occupé quelques petits boulots sans s’y fixer. Il fumait de la marijuana imbibée de formol, tenait des propos incohérents, persuadé qu’il était poursuivi, écouté, menacé. Il a été hospitalisé à Dallas, puis remis dans la rue avec un sac en papier contenant 9 sortes de médicaments. Il était violent. Quand il a promis de « faire sauter la cervelle » de toute sa famille, il a été réadmis dans le service psychiatrique. Puis renvoyé chez lui, quatre jours avant le double meurtre.

La veille, il a menacé sa girl-friend avec un couteau. Elle parlait trop fort. « Ils nous écoutent« , a-t-il assuré. Avant de lui demander de l’épouser. A l’audience, Jodi Routh, a expliqué qu’elle avait supplié les psychiatres de l’hôpital de Dallas d’interner son fils. Assistante dans l’établissement où Chris Kyle scolarisait ses enfants, elle avait abordé l’ancien tireur d’élite, sachant qu’il s’occupait des vétérans d’Irak en difficulté. Il avait promis de lui parler. Elle en a pleuré. Enfin quelqu’un acceptait de s’occuper d’Eddie. Le 2 février, Chris et son copain Chad ont emmené le jeune marine au stand de tir de Rough Creek Lodge, à 90 minutes de Stephenville. Une forme de thérapie, selon eux, pour les traumatisés de la guerre. « Chris avait découvert un nouvel usage pour les armes : soigner », explique souvent sa veuve Taya, qui a témoigné au procès et prépare elle aussi un best seller qui s’appellera « American widow ». Dans la voiture, Eddie était assis à l’arrière. Chris Kyle a envoyé un SMS à son voisin Chad: « Celui-là, il a l’air totalement cinglé ». Personne n’a été témoin de la fusillade. Les corps ont été retrouvés criblés de balles. Six pour Chris Kyle, sept pour Chad Littlefield, tirées dans le dos avec les armes du sniper. Eddie Ray Routh était persuadé qu’il allait tomber dans un piège. L’armée allait lui « prendre son âme ». Il le fallait : « Si je ne prenais pas son âme, il allait emporter la mienne », a-t-il expliqué après avoir été arrêté. A l’incrédulité des Texans, le procureur n’a pas demandé la peine de mort. Comme s’il reconnaissait que l’armée n’est pas tout à fait exempte de responsabilités. »

Léviathan

Concourant dans la très imposante catégorie du meilleur film étranger où on trouvait trois autres de mes favoris, le film turc Sommeil d’hiver, Deux jours une nuit (avec Marion Cotillard) et Timbuktu dont je parlerai plus loin, Léviathan, un film très dur, réaliste postsoviétique. Comme dans la vraie Russie où j’ai étudié une année, la vodka coule à flots, sans réussir à anesthésier le personnage principal du film. Sa vie pourtant prometteuse, avec sa jeune femme et son fils d’un premier mariage, tous deux courageux et intelligents, sombre dans le chaos. Car des autorités corrompues organisent le vol officiel de ses biens dans des bureaux surplombés de portraits de Poutine. Hyperréalisme cynique rendu par des comédiens au ton juste : l’autorité (politique, ecclésiastique et morale) en prend pour son rhume, et l’arrivée d’un ami de Moscou juriste, évoquant constamment sa seule foi pragmatique en les faits, si elle représente d’abord un espoir d’échappatoire, s’avère finalement désastreuse. Metteur en scène : Andreï Zvyaginstsev, acteurs Alexeï Serebryakov, Elena Lyadova et Roman Madyanov

Timbuktu

Le djihadisme, sa rigueur fanatique, mis en échec par la vie humaine, l’amour de la famille et des bêtes, la philosophie et la musique. Timbuktu vient de triompher avec raison aux Césars (qui ont aussi couronné Mommy de Xavier Dolan, comme meilleur film étranger). Mauritanien d’origine, élevé au Mali, formé au cinéma en Union soviétique, installé à Paris, Abderrahmane Sissako filme l’occupation récente de Tombouctou par des guerriers intégristes venus du nord qui imposent leurs lois intransigeantes. La force du film est de ne pas présenter ces théocrates uniquement comme des caricatures, mais comme des êtres humains empêtrés dans leurs contradictions idéologiques, emprisonnés dans leur moralisme dégénéré dicté par une loi d’un autre âge, la charia dont ils sont victimes, eux aussi. Michèle Ouimet a condamné dans La Presse de jeudi le 26 ce film, sous le titre de « la vérité tronquée », lui reprochant d’avoir reçu le soutien de la République islamique de Mauritanie et de ne pas refléter la sauvagerie de Boko Haram. Mais Timbuktu a le grand mérite à nos yeux de filmer en face un pays d’un autre âge avec :

  • un imam qui évoque les valeurs de tolérance de l’islam,
  • des femmes émouvantes qui chantent avec sensualité malgré l’interdiction de la musique et qui en paient le prix par le fouet,
  • des jeunes qui contournent l’interdiction en mimant sans ballon le ballet exaltant du football (passion que je partageais avec Brian Barton, feu l’animateur récemment décédé du comité de solidarité Trois-Rivières),
  • une vieille haïtienne qui vend des amulettes et se pare de son coq
  • une poissonnière qui refuse de porter des gants pour vendre son poisson
  • un nomade touareg qui se délecte de l’amour de sa femme et de sa fille (voir photo).
Une scène du film mauritanien et français d'Abderrahmane Sissako, "Timbuktu".

Une scène du film mauritanien et français d’Abderrahmane Sissako, « Timbuktu ».

Le Monde avait qualifié le film de chef d’œuvre. Sa critique intellectuelle et esthétisante a-t-elle convaincu des membres du jury des César? « L’affaire se joue physiquement, pour l’essentiel au niveau du cadre. Légitime est ce qui contribue à le rendre habitable, harmonieux, partageable. Illégitime est ce qui l’obstrue, le force, lui fait violence. C’est tout simple. Dans un film qui tend à ce point vers la douceur et l’équilibre, les brutes s’excluent d’elles-mêmes du paysage. Le dieu du cinéma les vomit. Il bénit en revanche Sissako, qui fait exploser dans ce film à tableaux couleur de sable tout un bouquet de réminiscences. Sergio Leone (duel au soleil en plan lointain), Jacques Tati (mégaphone crachotant des consignes incompréhensibles), Djibril Diop Mambety (le motard masqué et vengeur), Jean Rouch (la sorcière au poulet du fleuve Niger). Autant d’esprits tutélaires qui éclairent là où le monde s’enténèbre.  Vieux dilemme de l’art confronté à la monstruosité. Comment saisir cette dernière sans la trahir ou se trahir soi-même ? Comment la restituer sans s’y abîmer ? Comment la transmettre sans l’édulcorer ? Peu d’œuvres y sont parvenues, quel que soit le nom dont le crime se pare devant l’Histoire : la loi dans Antigone (Sophocle), la guerre dans Les Désastres de la guerre (Goya) ou Guernica (Picasso), le génocide dans Shoah (Claude Lanzmann) ou S21 (Rithy Panh), l’humiliation dans Chronique d’une disparition (Elia Suleiman). » Timbuktu tient le pari de la poésie, restituant la dignité d’un couple, même lors d’une horrible scène de lapidation.

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L’actrice et chanteuse Fatoumata Diawara

Un cinéma essentiel, qui agit comme révélateur de l’inanité des interventions militaires extérieures qui bulldozeraient les valeurs que distille ce merveilleux film avec une lenteur tout africaine…