Nous, les êtres humains, nous nous révoltons contre la souffrance et la mort. C’est tout de même ignoble de nous avoir donné une conscience qui nous amène à désirer la vie heureuse pour finalement nous expédier dans la souffrance et la mort. Car si tout meurt, même le soleil, les étoiles et les galaxies, pourquoi ce déploiement de beauté, cette lutte pour la vie, cette souffrance! C’est comme amener des gens au Grand Théâtre, leur faire écouter Casse-noisette, ensuite barricader toutes les portes et mettre le feu. C’est littéralement absurde.

Mais par quel miracle percevons-nous que c’est injuste, cruel et absurde? Une jument dont le poulain se fait dévorer par une meute de loups souffre énormément, mais elle ne perçoit pas que cela est injuste, cruel et absurde, elle ne remet pas en question la nature! Voir que cela est injuste et violent suppose que nous soyons habités par un rêve de justice, de paix, de tendresse, de douceur, de cohérence, de sens. 

D’où vient que nous voulions le monde autrement? Cet écart dans notre conscience entre le monde espéré et le monde rencontré, appelons-le: l’angoisse de premier niveau.

Mais cette angoisse peut nous amener à imaginer des réponses simplistes, rigides et fermées, des explications idéologiques, alors que la réalité est infiniment complexe. Ce qui va entraîner une angoisse de deuxième niveau. Les idéologies, qu’elles soient religieuses ou laïques, sont des réponses prématurées, durcies, faites pour sécuriser, si bien qu’elles ne sont ni adaptatives ni évolutives.

Par exemple : pour expliquer la beauté de la nature et sa cruauté, le judaïsme a imaginé le péché. C’est le péché, le coupable, pas Dieu, pas la nature. Dans la nature, la beauté vient de Dieu, la méchanceté est due aux péchés des hommes. Cela sauve Dieu, mais cela condamne l’être humain. La culpabilité refoulée se transforme en colère, puis en haine des infidèles et des pécheurs. Cette approche a marqué tous les monothéismes.

Pastel de Pierre Lussier

Il y a d’autres idéologies, selon les grands courants culturels. Les idéologies structurent les cultures et deviennent la réalité sociale.

Il y a quelque chose de commun dans les idéologies, une sorte de syllogisme très discutable, mais implacable : la nature est cruelle, nous sommes des êtres naturels, donc nous sommes naturellement cruels. La preuve : regardez comment nous nous comportons. Et comme, justement, les gens sont violents parce qu’ils supposent les autres violents, l’hypothèse se vérifie. Ceux qui sont bons et pacifiques, on s’en débarrasse avant qu’ils ne prouvent le contraire. Une idéologie fabrique la réalité sociale qui la confirme.

L’angoisse de deuxième niveau surgit devant ce que nous croyons être notre nature. Cette angoisse est refoulée, car il n’est pas question de remettre en question l’idéologie qui sauve Dieu. Car, imaginez l’angoisse si un être tout puissant était vraiment et sciemment cruel et s’ingéniait à nous torturer avant de nous anéantir!

Le matérialisme actuel n’est pas une idéologie susceptible de nous aider beaucoup. Nous ne sommes pas coupables, Dieu n’est pas coupable puisqu’il n’existe pas, mais nous sommes matériellement déterminés, égoïstes, cupides et violents par les lois biologiques. Dans un échange économique, l’un veut toujours l’emporter sur l’autre. Les plus violents et les plus armés abusent nécessairement de ceux qui ne le sont pas. C’est la loi du plus fort. Comme toutes les autres, cette idéologie fabrique la réalité sociale qui la prouve.  Si vous agissez avec bonté, douceur, générosité, vous vous ferez avaler tout rond.

Si je reviens sur mes pas… L’angoisse de premier niveau est le résultat de la conscience. La conscience ne veut pas un monde cruel, injuste, voué à l’anéantissement et à l’absurde. Mais des idéologies ont produit des civilisations d’autant conquérantes et violentes qu’elles se sentent justifiées par leur idéologie. Elles ont éliminé ou assimilé des cultures de la coopération. Elles ont donc prouvé la loi du plus fort qui les justifie.

Cette cruauté élevée en systèmes et en structures sociales engendre une deuxième forme d’angoisse essentiellement refoulée celle-là, parce que l’explication idéologique, qu’elle soit religieuse ou laïque, est supposée la résoudre. Qui remet l’idéologie en question est comme un « étranger culturel » qu’il faut neutraliser. Il se ferait tuer comme Jésus, qui a dit, sans rire, au visage du Grand Prêtre et du gouverneur romain que l’être humain est fondamentalement bon, que Dieu est comme un enfant tendre et doux dans le cœur des hommes. Il a dit cela, alors qu’à Rome, on crucifiait, hommes, femmes, enfants pour le plus grand plaisir des foules.

L’angoisse de deuxième niveau n’est pas la peur de la nature, la peur des loups, la peur de la mort, elle est la peur de soi, la peur que l’idéologie ait raison, qu’un bourreau sans pitié vit en chacun de nous, que personne ne soit fiable, que mon meilleur ami pourrait bien me trahir pour 30 pièces d’or. Le cercle vicieux paranoïaque.

Une idéologie peut tourner au délire collectif, comme dans l’Allemagne nazie. Il suffit d’un fanatique incapable de douter de lui-même et absolument convaincu de détenir la solution simple, parfaite, précise au problème d’un peuple. Si l’idéologie de ce harangueur de foules entre en résonance avec une partie significative d’une population définie, cela va entraîner un délire collectif qui n’a aucune limitation dans sa violence. 

Car le propre de l’idéologie, c’est de se voir au-dessus de l’être humain, un idéal pour lequel il vaut la peine de mourir ou de tuer. Ce qui ne peut qu’augmenter l’angoisse sociale qui entre alors dans un troisième niveau, un niveau particulièrement pathologique : l’angoisse du cheval totalement enfermé dans une grange qui commence à sentir le feu. L’oppression insupportable que l’être humain va s’autoéliminer en transformant la planète en four toxique.

Peut-on trouver une voie de sortie?

Quitter la maison des réponses toutes faites, des connaissances supposées et affronter l’inconnu. Désarmés, allons à la rencontre de ceux qui ne nous connaissent pas et que nous ne connaissons pas. Cette voie consistant à sortir de la maison du connu pour affronter l’inconnu, cette voie essentiellement adaptative et évolutive s’appelle la sagesse.

On est dans la chapelle des connaissances quand on est oppressé dans l’étroitesse d’esprit de notre environnement. Nos perceptions, nos connaissances sont tellement petites à comparaison du réel. Dans une petite maison, on se sent grand, mais on étouffe, dehors on se sent petit, mais on respire. On ne peut pas s’adapter si on n’affronte pas la réalité dans tout son mystère et sa complexité. On retrouve cette idée dans toutes les cultures, mais presque toujours enterrée sous les idéologies. 

Cette attitude suppose de ne pas refouler notre angoisse de premier niveau, et même de la retrouver. Oui! la nature est belle et cruelle, injuste aussi. Un loup qui attaque un enfant, c’est totalement injuste et cruel. C’est révoltant. C’est même horrible. 

Mais s’adapter pour un être humain, ce n’est pas accepter la cruauté. La cruauté est peut-être naturelle dans la nature, mais pas en nous. En nous, elle est scandaleuse. Nous passons de la sagesse de l’acceptation à la sagesse de la transformation.

Et ça, c’est un grand risque qui demande de faire face à l’inconnu sans improviser des réponses simplistes et prématurées. Il faut se débarrasser des idéologies qui nous enferment et avancer dans le large espace de l’inconnu. 

Nous ne sommes pas tout à fait de même nature que la nature. Il y a un décalage. Nous sommes décalés vis-à-vis de la nature. Notre adaptation ne consistera pas à devenir cruel. Nous ne nous soumettrons pas à la cruauté. Ce refus, cette angoisse de premier niveau n’est pas une maladie mais, au contraire, un signe de santé. Nous sommes appelés à adapter la nature à nos « valeurs ».

Qu’est-ce qu’une valeur? Le mot valeur est devenu tellement idéologique qu’il nous faut revenir à la base. Beaucoup de comportements d’un enfant s’expliquent par cette quête : qu’est-ce que je vaux aux yeux de maman et de papa? Il vient d’entrer dans le monde de la valeur, il veut avoir de la valeur. C’est pourquoi l’enfant n’accepte pas la mort, l’injustice, la guerre. L’enfant est le critère.

Si un père était prêt à tuer ou à réduire en esclavage son fils, nous dirions qu’il n’a aucune valeur à ses yeux. Si la nature nous voue à la mort, je veux dire à l’anéantissement, nous n’avons pas de valeur pour elle. La valeur est l’expérience que chaque être a une valeur inestimable. Un être humain, même un bébé naissant, n’est pas un moyen pour permettre au loup de vivre, il n’est pas un moyen, il est la finalité même de la nature qui n’a pas le droit de le mettre au monde et ensuite de le jeter dans la gueule d’un loup. La valeur, c’est le refus de la souffrance et de la mort. La valeur, c’est l’aversion de notre conscience pour la cruauté. Ce qui est devant nos yeux et nos organes de douleur doit changer. Le bébé, l’enfant, la femme, l’homme valent plus que ce que la nature leur accorde.

La nature s’occupe de l’évolution globale de la vie, parfait! Nous, nous allons nous occuper de la valeur des personnes.

Comment apporter nos valeurs? Comment accorder une valeur aux individualités sans tout déséquilibrer? Car la nature, elle, n’accorde de valeur qu’à la totalité. La nature est totalitaire.

Pour arriver à ne pas mettre en danger la nature à force de vouloir le respect des personnes, il faut encadrer notre intelligence des moyens à l’intérieur de notre intelligence des valeurs, il faut affronter l’énorme complexité de la vie sans transformer notre révolte contre la cruauté et l’absurdité de la nature en idéologies. Il ne s’agit jamais de dominer la nature. La nature n’est pas en dessous de nous, elle nous enveloppe et nous dépendons d’elle. Mais nous sommes le seul animal qui peut apprendre assez d’elle pour participer à son évolution.

Le propre d’une idéologie est de fabriquer des valeurs au-dessus de la valeur des êtres vivants, de fabriquer des valeurs pour lesquelles on meurt et on tue. Ensuite, on projette cela dans la nature, pour se justifier.

Pour assurer l’évolution vers la diversité et la complexité, la nature a inventé la reproduction sexuée et la mort, nous allons ajouter la valeur des personnes. Il ne faut pas oublier que c’est la nature qui a inventé la conscience, alors elle nous a alors désignés, nous, pour donner de la valeur aux individus.

La nature semble nous avoir choisis pour apporter le respect des individualités. Elle, qui apparaît ne penser qu’à son évolution globale vers la diversification, la complexification, et à un certain équilibre entre les morts et les naissances en vue de poursuivre cette évolution, a produit une intelligence consciente qui ne veut pas vivre dans une machine à broyer les individualités pour l’évolution d’une totalité. 

Nous disons : d’accord pour la diversification et la complexification, mais ce n’est pas une fin en soi. La fin, c’est que les personnes participent à l’œuvre pour la tourner vers un certain bonheur, c’est-à-dire une harmonie collective qui respecte les individus.

Est-ce là une idéologie? Au contraire, c’est une sagesse, une orientation qui nous force à connaître la nature dans toute sa complexité, à reconnaître les limites de nos connaissances, à reconnaître la nature dans sa destinée évolutive, mais à aller plus loin, à continuer dans cette direction en devenant cohérent avec son choix d’aboutir à la conscience morale qui donne une valeur aux êtres singuliers et concrets.

Nous refusons donc de considérer normaux les massacres, la torture, la réduction en esclavage, l’oppression systématique. Rien ne peut justifier cela. Nous refusons l’exploitation systématique de la nature pour soutenir un système d’exploitation systématique de l’être humain.