Par Pierre Jasmin, pianiste beethovenien, artiste pour la paix, prof honoraire de l’UQAM et co-fondateur du Centre Pierre-Péladeau
Photo espiègle de la pianiste Hélène Mercier. Elle s’y ingénie à cacher ses doigts pourtant très agiles et aussi photogéniques que sa personne.
Classe de maître du 13 mai à l’Université de Montréal. Une initiative bienvenue du concours international de Montréal – piano 2024
Pas étonnant qu’une seule candidate (éliminée dès le 1er tour) parmi les deux douzaines déjà engagées dans des carrières enviables à l’esthétisme champion – canon de beauté principalement retenu dans tout concours – ait choisi un concerto de Beethoven pour sa finale. Prévisible aussi que le candidat y ayant porté son choix sur Brahms ait vu le sentier de la victoire ouvert. Mais la magie des concours, et Montréal est béni depuis Pogorelich en 1980 (1) , c’est de révéler parfois un grand artiste comme Jaeden Izik-Dzurko que j’ai pu complimenter, avant même que les résultats soient annoncés, alors qu’il prenait l’air avec d’autres finalistes au sortir de l’entrée des artistes : « j’ai joué ce concerto à Vienne mais jamais je n’ai entendu une merveille comme votre troisième mouvement, avec une telle qualité d’écoute et d’intériorité ». Il a souri, ce que je ne l’avais pas vu faire sur la scène, contrairement au charmant Gabriele Strata récompensé à juste titre par Québecor !
Sélectionnés à partir de 388 rivaux de 38 pays, les 24 pianistes participants n’ont émis aucune fausse note, dans deux salles aux acoustiques pourtant révélatrices, la salle Bourgie du Musée des Beaux-arts et la Maison symphonique où j’étais au 3e rang. Six finalistes mâles (sélectionnés par un jury aux deux tiers mâles, hum!) s’y affrontaient dans l’épreuve concerto, avec le privilège d’un accompagnement par l’Orchestre Symphonique de Montréal, dirigé par la cheffe Xian Zhang (Letters for the future) et bien dressé (dans un sens non péjoratif) par Rafaël Payare : sa fabuleuse Neuvième Symphonie au Festival de Lanaudière en juillet dernier résonne encore dans mes oreilles (2).
NB Élisabeth Pion, que Martin Duckworth a reçue pour des récitals intimes, a remporté le prix Philanthropie du Concours et est choisie une des jeunes artistes révélations de l’année par Radio-Canada.
Une classe de maître révélatrice des aléas d’une compétition
Imperméable à l’avancée marquante de la haute mode de caractère, le public du 13 mai s’étonna d’entendre Hélène, archiconnue comme l’épouse et mère des trois fils Arnault de l’empire Louis-Vuitton-Moët(& Chandon)-Hennessy, réclamer, tout au long de sa classe de maître, loin de tout souci esthétique, plutôt le sens primordial de la direction (Wohin? nous criait le professeur Weber dans nos cours à Vienne), des basses vigoureuses, des harmonies et des tonalités aux caractères bien distincts, Affektentonarten comme l’enseigna C. F. Schubart de sa prison en 1785 et le recommanda l’assistant d’Hélène, le mozartien Robert David Levin. J’eus le privilège de connaître ce dernier à USC en Californie (haut lieu de contestation actuelle étudiante contre les monstruosités Hamas-Tsahal-Netanyahu) où la fondatrice de Juilliard, née à Kiev et médaillée d’or de Moscou, Rosina Lhevinne, à 92 ans si vivement opposée à Nixon qu’elle s’écriait en classe de maître l’été précédant sa réélection: « c’est un bandit! », nous l’avait présenté dans sa vingtaine, déjà maître de l’improvisation non jazzée : il nous en donna un génial mais trop court aperçu le 13.
Hélène avait eu la simplicité d’avertir le public que n’ayant aucune expérience en enseignement, elle espérait bien recevoir l’aide de son éminent collègue du jury, le grand pianiste-musicologue américain cité, et aussi du professeur Jasmin, ajouta-telle à ma grande surprise; je n’eus d’autre choix que d’obtempérer en orientant son enseignement de la 5e sonate de Scriabine vers une interprétation avec des pianissimi moins vaporeux à la française et plus consciente des tritons et des tempi « poco piu histerico », selon Stanislav Neuhaus à Vienne dont elle avait observé les cours, lui qui avait été élevé loin de toute soumission aux autorités par son beau-père Boris Pasternak (le docteur Jivago, prix Nobel de littérature 1958 qu’il ne put quérir).
Autrement, je n’ai eu qu’à appuyer ses judicieuses remarques poussant vers des Beethoven plus rugueux, en particulier dans les basses gainées de cuir des pianofortes, hélas peu marquées dans le Fazioli chantant et raffiné mis à la disposition des élèves de l’Université de Montréal très talentueux, comme elle les a qualifiés ensuite privément dans ma voiture.
Musique de chambre et remous extérieurs
L’expérience mondiale d’Hélène dans la musique de chambre n’est plus à démontrer et elle se dirigera dimanche à Paris pour une répétition avec Louis Lortie, avec qui elle enregistre tout Debussy 4 mains et 2 pianos sur étiquette Chandos.
Revenant tout juste d’un récital en Corée avec le grand violoniste Spivakov – soumis à des protestations politisées antirusses particulièrement discordantes dans un festival intitulé Classical bridge -, Hélène apprécie ce partenaire, autant qu’elle avait apprécié l’interprète de Chostakovitch, le violoncelliste Rostropovitch, la musique demeurant le seul critère imperturbable de sa grande carrière.
Elle a donc sûrement apprécié le travail d’Andrew Wan, violon-solo de l’OSM recruté pour la belle initiative de la partie musique de chambre du concours : merci à la vice-présidente Pascale Bourbeau, la fille de celui qui avait imprimé la nouvelle direction du concours aux côtés de mon collègue aussi regretté, Joseph Rouleau.
Remarquons enfin le choix pertinent à plusieurs égards de l’œuvre « canadienne » imposée, Mzizaakok Miiniwaa Mzizaakoonsak (Taons et mouches à chevreuil) de l’anishinaabe Barbara Assiginaak (bien faire claquer les consonnes k finales) qui évoque l’audacieux film sans paroles de Robert Morin, le festin boréal.
Classe de maître achevée
Pendant plus de trois heures sans interruption, Hélène mena sa classe de maître jusqu’à sa conclusion éloquente : en vue de rapprocher les deux jeunes duettistes et aussi de favoriser l’acoustique enveloppante, elle corrigea la disposition des deux pianos parfaitement accordés, installés pour mettre en valeur les étiquettes des marques prestigieuses Fazioli et Steinway, pour un Rachmaninov qu’elle orienta vers des legati plus chantants, comme dans le deuxième concerto contemporain de l’œuvre choisie, et des phrasés à la fois plus aboutis et souples dans leur rubato où on vole du temps, …qu’il faut remettre à la fin.
Elle distingua une interprétation particulièrement sensible de l’opus 110 de Beethoven, dont elle corrigea la joliesse du 2e mouvement, alors qu’il s’agit d’un morceau balourd de danse populaire aux premiers temps bien appuyés, contrairement aux morceaux de l’Eurovision que Radio-Canada nous sert où les costumes et effets pyrotechniques éclipsent le pouvoir de la musique.
Au lieu d’enjoliver les appogiatures (les anglophones parlent de gracenotes à la Boccherini), il faut en appuyer les dissonances choquant les contemporains de l’autre B. et Hélène réclamait de « creuser l’angoisse métaphysique des silences, pour mieux exprimer ensuite l’enthousiasme beethovénien, sans l’atténuer par crainte de fausses notes ». Elle exigea partout davantage de profondeur : « B. n’est pas fait seulement de voyelles, il faut marquer les consonnes et imprimer ainsi la volonté implacable de son destin ».
Sensible à l’émotion de retrouver intacte la salle Claude Champagne de l’école Vincent d’Indy où elle débuta à neuf ans comme soliste d’un concerto de Haydn, sa fidélité à l’enseignement de Dieter Weber, dont la mort subite à 44 ans la priva de ses cours tant chéris à Vienne, est admirable : souvenons-nous en dernière observation politique que tout jeune pianiste de Stuttgart, le jeune Dieter y avait refusé un prix obtenu, parce qu’il aurait fallu le quérir, grimé en Hitlerjugend.
La vraie culture ne reste-t-elle pas imperméable à l’autoritarisme ?
La caricature propagandiste (NY Times) fait de Spivakov un chef d’orchestre militaire
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- Huit de ses enregistrements Deutsche Grammophon/Universal Classics de 1992 à 2005 ont accueilli mes musicographies.
- https://www.artistespourlapaix.org/beethoven-payare-seduit-lanaudiere/
J’ai beaucoup apprécié ton article, Pierre. J’y ai retrouvé la grâce de ton verbe, ton humour un peu cinglant et ton érudition musicale qui nous donne envie d’écouter la musique avec une oreille plus fine et plus exigeante.
J’étais très heureuse de vous retrouver l’un et l’autre pour cette belle soirée qui avait une importance toute particulière pour ma famille dont vous faites un peu partie tous les deux.
À une prochaine, très bientôt je l’espère
Louise Poissant PhD, MRSC
Directrice scientifique
Fonds de recherche du Québec Société et culture
Bureau de Montréal
500, Sherbrooke Ouest, bureau 800
Montréal (Québec) H3A 3C6
Louise, discrète, ne mentionne pas que c’est sa fille qui a hébergé et entouré de son attention le grand gagnant du concours, Jaeden Izik-Dzurko, qui a raflé avec raison presque tous les prix possibles.