Apprécions le mouvement woke!

Par Pierre Jasmin, réflexions sur le dernier livre de Romuald Sciora

Intro

Autrice de Gender trouble (1990), l’Américaine Judith Butler vient de publier « Dans quel monde vivons-nous ». Citée par l’OBS (numéro du 19 octobre 2023) dans une entrevue menée par Marie Lemonnier, elle affirme avec raison :

« Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est que la gauche est tellement divisée que nous en avons oublié l’importance de forger des alliances. Nous ne sommes pas obligés de nous aimer les uns les autres, nous pouvons même avoir des désaccords profonds, et néanmoins comprendre la nécessité de faire front face à la catastrophe écologique, face au racisme systémique, face aux attaques qui se multiplient au niveau mondial contre les personnes gays, lesbiennes, trans et contre le droit à la justice reproductive pour les femmes. Alors que les forces progressistes peinent à s’unir, on voit du côté des réactionnaires se constituer quelque chose qu’on pourrait nommer une « internationale anti-genre, anti-femmes, anti-trans ».  C’est évident si on regarde l’histoire du congrès mondial des familles (world congress of families), qui se réunit chaque année depuis vingt-six ans et qui rassemble différents mouvements ultraconservateurs qui veulent restaurer la prétendue « famille normale et naturelle ». On y retrouve des gens comme le Premier ministre hongrois Viktor Orban, la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni, des politiciens d’extrême-droite et des évangélistes d’Amérique latine, et le Congrès est soutenu par une plateforme d’extrême-droite (CitizenGO) présente dans plus de 50 pays. »

L’obsession de la droite contre les wokes se démontre chez nous par la quantité d’éditoriaux hargneux par l’ex-ministre de l’immigration Facal dans Le Journal de Montréal, auquel fait écho déplorable l’édifiant dérapage[i] par un professeur sociologue (titulaire!!) de l’Université d’Ottawa, qu’il ne représente heureusement pas[ii].

Alors, comment ne pas appréhender la prose d’un intellectuel nourri par l’obsession française pour des idéologies ou, qui sait, influencé par les fantasmes figaroesques de notre Mathieu Bock-Côté ? Non, ma confiance presqu’entière s’accorde à Romuald Sciora, journaliste français intègre, résident de New York où il travaille près de l’ONU[iii], ayant, dans une entrevue à La Presse, souhaité à l’institution mondiale…

« …une fin de vie la plus agréable possible. Vous savez que c’est inéluctable. Attention : je parle ici de l’ONU politique, c’est-à-dire l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité, qui sont devenus [coquilles vides alors que] du côté de ses agences et de ses programmes, l’ONU reste toujours très active. Pensons à l’UNICEF, au Haut-Commissariat pour les réfugiés, à la Cour pénale internationale, à l’Organisation mondiale de la santé… »

Pardonnons-lui ces opinions écrites plus de trois ans avant que le Secrétaire général Antonio Guterres ne prouve son courage en s’attaquant aux guerriers et aux pollueurs pétroliers, en prenant de plus en plus parti pour le Sud-Global.

Une boussole indispensable 

Au contraire du verbiage anti-jeunesse si courant dans la dégradation du discours public de nos médias de moins en moins éclairés, Romuald nous éveille (racine étymologique de woke) à une pensée cartésienne éclairant le chemin (Tao) de pensées féministes et anti-racistes s’orientant vers la justice sociale. On n’en attendait pas moins de ce jeune cinquantenaire, directeur de l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis pour IRIS-France, qui a écrit un éloge mérité de notre grande amie Michaëlle Jean, pour son travail à la francophonie mondiale[iv], travail hélas inachevé par lâcheté de notre gouvernement fédéral roulé dans la farine par un suspect de génocide rwandais[v].

Dans son dernier ouvrage paru en octobre aux Éditions Armand Colin dont le titre coiffe cet article, Romuald Sciora salue le wokisme dans son « combat pour les droits des personnes LGBTQIA+ notamment en Afrique, où une trentaine de gouvernements refuse toujours de les appliquer. Seule une vraie action concertée de la communauté internationale pourrait avoir de réelles répercussions.

C’est là où le rôle des militants wokes s’avère nécessaire. Les ambitions des wokes sont assez simples et on ne peut plus claires : instaurer un monde plus juste et plus égalitaire. » Romuald rappelle (pages 91 à 93) la destinée tragique de Haïti condamnée par la France colonialiste à l’indigence. Le principal est dit et bien souligné du côté américain par deux citations en exergue du livre, celle de Martin Luther King à l’Université Oberlin d’Ohio en 1965 et celle d’un syndicaliste noir anonyme : « Se réveiller est sacrément plus dur que s’endormir, mais on restera éveillé plus longtemps. » On peut reprocher à ce livre l’intellectualisation du wokisme en qui l’auteur voit, selon son sous-titre, une philosophie, plutôt que le mouvement irrésistible porté par « l’idle no more » ou « finie l’inertie » amérindien sur lequel un chapitre entier aurait dû être consacré : mais les États-Unis sont moins avancés que le Québec dont la FTQ est dirigée par l’Innue Magali Picard et le Manitoba qui vient d’élire un Premier ministre NPD de 41 ans, issu de la nation ojibwée.

Faces sombres du wokisme

Romuald sait tempérer ses nombreux actes de foi par un chapitre à part, intitulé la face sombre du wokisme, qui exprime sa méfiance entre autres pour la cancel culture, qu’elle s’applique envers des conférenciers, même lorsque mis en face de contradicteurs, ou pour des gens soupçonnées et non accusées de viols (Gérard Depardieu pas encore accusé lors de l’écriture de cet article). R. écrit avec raison : « Harasser quelqu’un sur les réseaux sociaux, lui faire perdre un emploi ou sa dignité, le faire bannir pour un temps des médias, ne « l’annulera » pas. Bien au contraire, à terme, cela le renforcera. Ne brûlez pas non plus ses livres, les autodafés sentent mauvais. » R. s’objecte aussi au dogmatisme extrême du mouvement « Defund the police » en prônant au contraire, à l’instar de notre chef de police Dagher à Montréal, un meilleur financement « de formations et des sensibilisations approfondies (…), solutions pour débarrasser la police américaine d’un racisme systémique évident et de ses éléments les plus violents ». Il dénonce aussi subtilement « la désappropriation historique » (…) favorisée par Disney, Netflix et autres entreprises commerciales soi-disant pro-wokes : « je me souviens de la fille d’un couple d’amis du Sénégal, certaine que la ségrégation aux États-Unis n’avait pas vraiment existé parce qu’elle avait visionné à la télévision une série où un général américain noir du temps des guerres indiennes se marie avec une femme blanche (…). Quelle injure faite à la vérité quand on sait que le premier général afro-américain fut Benjamin Oliver Davis Sr., nommé en 1954. Quel outrage à sa mémoire et à celle de tous ceux qui se sont battus pour qu’une telle chose soit possible. »

Il conclut cette face sombre en l’éclairant par une importante tribune collective publiée le 2 mai 2023 dans Le Monde titrée « l’antiwokisme est infiniment plus menaçant que ledit wokisme auquel il prétend s’attaquer. »

Nombreux atouts de cet ouvrage

En citant Pierre Bourdieu, Romuald pousse la rigueur intellectuelle jusqu’à dénoncer aussi « les formes de racisme les plus subtiles, les plus méconnaissables, donc les plus rarement dénoncées », (…) tel celui exercé par « une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d’intelligence et qui ont pris la place pour l’accès même aux positions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et les titres de noblesse ».

D’autre part, pourrait-on trouver ailleurs des définitions aussi claires de la fluidité des genres, via ou non la transition de genres, et de tels moyens généreux de protéger de la droite hystérique les agenres, bisexuels, cisgenres, non-binaires, queers et transgenres? Où trouver de tels avertissements contre la grossophobie et l’hyperautocentrisme côtoyant des plaidoyers antispécistes pour la libération animale et pour le véganisme – qu’il approuve sans le pratiquer – plus une plaidoirie essentielle pour les handicapés de toutes catégories afin de leur ouvrir toutes les portes de la société? Romuald nous gratifie enfin d’un glossaire indispensable de dix pages sur des termes apparus récemment, notamment dans le néo-féminisme, que l’Organisation internationale de la Francophonie devrait répandre.

Certaines vierges offensées veulent fermer la porte de nos écoles aux dragqueens, sans se douter que leur attitude hostile et fermée, motivée par leurs « pures valeurs traditionnelles et familiales chrétiennes », est à l’origine des statistiques de 2021 évoquées par Romuald : « cinquante personnes transgenres ont été assassinées aux États-Unis pour ce qu’elles représentaient; 82% des trans déclarent avoir envisagé de s’ôter la vie à un moment ou un autre; (…) le National Center for Transgender Equality rapporte que plus d’une personne transgenre sur quatre a déjà au moins une fois été agressée en raison de son identité. »

Que sera-ce si Trump est réélu? Qu’en est-il présentement en Inde et en Russie? Le combat pour la paix mondiale passe aussi par là et nous remercions vivement Romuald Sciora d’apporter sa balise essentielle dans son long et ardu chemin!

[i] https://www.pressenza.com/fr/2021/09/wokes-wokisme-wokitude-begaie-la-droite/

 

[ii] http://www.artistespourlapaix.org/bannir-le-mot-en-w-contre-les-detracteurs-du-mot-en-n/

 

[iii] http://lautjournal.info/20190308/qui-veut-la-mort-de-lonu

 

[iv] Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie, automne 2021 aux éditions du CIDIHCA. 

 

[v] Certaines informations rassemblées par le chercheur montréalais Robin Philpot lient l’actuel et permanent président tutsi du Rwanda, Kagamé, à l’attentat du 6 avril 1994, quand l’avion, transportant le président hutu Juvénal Habyarimana et le président burundais Cyprien Ntaryamira favorables à un rapprochement racial pour la paix, avait été abattu en phase d’atterrissage vers Kigali par au moins un missile. « L’attentat » fut commodément attribué aux Casques bleus belges manipulés par des extrémistes hutus, vu la quasi-simultanéité de « l’accident » (sur lequel le général Dallaire avait été empêché d’enquêter), avec le déclenchement du génocide épouvantable tutsi.