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Chef d’œuvre documentaire de l’ONF par Luc Côté et Patricio Henriquez sur les droits de la personne, En attendant Raïf d’une durée de 2 heures 29 minutes occupe les écrans de cinq cinémas depuis le 4 novembre. Ne le ratez surtout pas! Pourquoi ne pas le diffuser chaque année dans chaque école secondaire du pays comme introduction au nouveau cours culture et citoyenneté québécoises ? Quelle leçon admirable de courage, de persévérance et de dignité, autant de la part d’Ensaf et de ses trois enfants Najwa, Doudi et Miriyam réfugiés à Sherbrooke, que du mari et père, Raïf Badawi, emprisonné depuis 2012 pour avoir défendu le droit d’athéisme face au régime saoudien extrémiste musulman. Le film ne se prive pas de révéler l’hypocrisie totale de Mohammed Ben Salmane qui voulait se donner une image progressiste, tout en donnant les ordres abjects de démembrer le journaliste Jamal Khasshoggi et de déclencher une guerre contre les chiites du Yémen, causant entre 2015 et 2021 trois cent soixante-dix-sept mille victimes dont au moins dix mille enfants (dix fois plus que la guerre en Ukraine pour mille fois moins de reportages ?).

L’humanité d’Ensaf Haidar

Plutôt qu’une approche didactique sociologique ennuyeuse avec voix moralisatrice narrative, le documentaire choisit de présenter une rencontre intime avec Ensaf Haidar qu’on voit patiner, certes pas une qualité développée en Arabie, et qui porte tout le film sur ses frêles épaules. Après des débuts en arabe sous-titré, elle utilise de plus en plus le français, sans jamais déroger à son plan d’emprunter, malgré les revers de fortune, une parole positive et souriante (la photo soucieuse ci-dessus est une exception). Elle laisse aux autres, telle Béatrice Vaugrante d’AI, le soin de s’indigner contre l’injuste détention de son mari et sa condamnation à recevoir 1000 coups de fouet en public, entraînant la condamnation du régime saoudien par l’ONU! Elle sait trop bien, vu la sœur de Raïf et son mari avocat emprisonnés, que porter elle-même des accusations nuirait à sa cause.

Comment autrement que par son sourire et ses remerciements constants aura-t-elle su rassembler au cours du nombre incroyable de 376 vigiles du vendredi à l’Hôtel-de-Ville de Sherbrooke, où elle rappelle les coups de fouet qui ont altéré la santé de son mari par cinquante coups de tambour qui lui déchirent l’âme, rejointe, beau temps mauvais temps, par une équipe si persévérante d’Amnistie Internationale? Même les journalistes de Radio-Canada et de TVA pleurent devant sa force morale remuant ciel et terre pour libérer son mari, quitte à laisser parfois pour ses voyages outre-mer ses enfants inquiets, déjà privés de père. Car elle a su patiemment leur expliquer combien les gens ont besoin (le film le démontre avec éclat) de mettre un visage humain pour s’activer pour la cause de son mari emprisonné, autrement ils l’oublieront, phrase qu’elle répète comme un leitmotiv.

Comment rester indifférent à cette mère qu’on voit si attentive à chacun de ses enfants, entre autres en luttant pour discipliner leurs tignasses rebelles ? Quand on demande au fils si son père était sévère en Arabie, il répond jamais autant que ma mère dont il comprend le stress constant et admire sa façon de porter ses responsabilités immenses, y compris celle de veiller à leurs études à tous trois. Le choix d’émigrer a été celui de son mari à qui elle obéit, sauf lors de pointes d’humour quand par exemple, faisant visiter son nouvel appartement aux couleurs choisies par son mari de sa prison, elle ouvre la porte d’une immense garde-robe toute sombre où « j’enverrai mon mari au cas où on se chicanerait ».

L’Arabie saoudite équipée de « jeeps » canadiens

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Le 20 mars 2012, sur le site des Artistes pour la Paix, notre article [1] contribue avec cette photo à alerter certains médias contre les 15 milliards de $ en véhicules blindés General Dynamic puis Terradyne (Newmarket, Ontario), équipés de tourelles, mitrailleuses et canons anti-tanks, livrés par le contrat du siècle, selon Trudeau, mais signé par le ministre de Harper, John Baird, en Arabie Saoudite. Baird sera filmé deux ans plus tard dans les rues de Kyiv, fomentant la révolution du Maidan pour démettre le gouvernement pro-russe ukrainien et le remplacer par Poroshenko complice du bataillon nazi Azov responsable d’entre 8 et 10 000 morts au Donbass russophone entre 2014 et 2021, prélude à la guerre.

Daniel Turp

Daniel Turp

Le professeur en droit de l’Université de Montréal Daniel Turp, nommé ami des APLP 2021, ancien député bloquiste de Mercier (fief d’Amir Khadir et maintenant de Ruba Ghazal de Québec Solidaire) a motivé ses étudiants à poursuivre le gouvernement du Canada au sujet précis de ces blindés négligemment qualifiés de « jeeps » par Justin Trudeau à sa première présence comme premier ministre à l’émission Tout le monde en parle. Il répond dans le film par cette ineptie à l’animateur Guy A. Lepage qui lui relayait nos préoccupations et celles de David Goudreault qui à son inimitable manière slamesque, pourfend les politiciens canadiens sans colonne rampant devant les riches sheiks.

La citoyenne Ensaf Haidar

Invitée en personne à recevoir au nom de son mari des mains du président du Parlement européen le prix Sakharov 2015 (prix décerné avant lui à la Pakistanaise Malala Yousafzaï, prix Nobel de la Paix 2014), le président la félicite pour sa persévérance et pour le courage de ses enfants qui ont accepté leur séparation momentanée.

Elle déclare être très fière de Raïf, mais aussi un peu d’elle-même quand elle réussit son examen de conduite (à peu près en même temps que ses compatriotes saoudiennes recevant enfin le droit de conduire) et lorsqu’on lui décerne en Allemagne son premier prix rien qu’à elle, le Golden Victoria, soulignant la victoire de l’engagement sur l’indifférence.

Nommée citoyenne canadienne avec serment à la reine, elle déclare appartenir au pays qui lui a accordé sa liberté. Au moment où le Journal de Montréal du 3 novembre se déchaîne en quatre éditoriaux contre l’immigration, elle porte un message extraordinaire pro-réfugiés, en se déclarant québécoise plus que canadienne. Car elle ne comprend pas comment des Canadiennes et des Américaines peuvent porter la burqa, le hidjab ou l’abaya et se désole d’être critiquée au Canada anglais, pour la première fois depuis son arrivée, pour sa réfutation du concept de l’islamophobie, pour son voyage en France qui lui accorde le Prix international de la laïcité et évidemment pour sa campagne électorale à Sherbrooke comme candidate du Bloc Québécois : une expérience, dit son mari sceptique, mais arrivée bonne deuxième (sa détermination voit cela comme un échec) à 9% de votes derrière la solide députée libérale Élisabeth Brière, elle revendique son geste marquant d’émancipation : en Arabie Saoudite elle n’avait même pas le droit de vote !

Avec l’aide de reportages de Radio-Canada, les réalisateurs ont réussi le magique tour de force de filmer Ensaf à des moments clés d’émotions très fortes ressenties au cours des dernières années : on sort de ce film captivant avec le désir de revoir ses intenses 149 minutes, afin de s’imprégner de la force de cette héroïne qui nourrit notre engagement. Quel privilège pour nous tous de la voir vivre et s’épanouir parmi nous !


[1] Raison pour me tenir éloigné de la cause Badawi, à laquelle mes antécédents auraient pu nuire.