Source originale: Truth Out
Traduction Pierre Jasmin pour les Artistes pour la Paix


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L’entrevue du 20 avril de Noam Chomsky chez Truthout – si on accepte qu’une « entrevue » consiste en une question de 9 lignes suivie d’une réponse de 8 pages – est conduite par l’auteur C. J. Polychroniou dont le plus récent livre sur Chomsky s’intitule Son optimisme surpasse sa désespérance : Noam Chomsky sur le capitalisme, l’Empire et les changements sociaux (2017).

Le fait qu’aujourd’hui le SIPRI révèle que les dépenses militaires mondiales de 2021 dépassent $2,100 milliards américains ne font qu’ajouter du poids à ses accusations envers le complexe militaro-industriel, même si le sujet du jour n’en fait que des points secondaires de son discours.

Deux mois en pleine guerre ukrainienne n’offrent aucune perspective de paix à l’horizon. En fait, le niveau de destruction s’est intensifié et les deux parties semblent avoir peu d’espoir de parvenir à un règlement pacifique dans un avenir proche. De plus, la scène internationale s’échauffe aussi, certains pays européens neutres envisagent de rejoindre l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), un développement incitant le Kremlin à réagir par la menace de déployer des armes nucléaires dans la région baltique si cela devait se produire.

Dans cette entrevue exclusive accordée à Truthout, l’universitaire de renommée mondiale et éminent dissident Noam Chomsky aborde ces développements. Il souligne que les prochaines actions doivent accorder la priorité à la sauvegarde des vies humaines – et non à la punition de la Russie.

Internationalement reconnu comme l’un des plus importants intellectuels vivants, Chomsky est l’auteur de quelque cent cinquante livres et le récipiendaire de nombreux prix très prestigieux, dont le prix de la paix de Sydney et le prix de Kyoto : les universités les plus renommées du monde lui ont conféré des dizaines de doctorats honorifiques. Chomsky est professeur émérite du Massacchusets Institute of Technology (MIT) et actuellement Professeur Lauréat à l’Université de l’Arizona.

C.J. P. : Noam, le Président russe Vladimir Poutine a déclaré la semaine dernière à une conférence de presse conjointe avec son allié le Président biélorusse Alexandre Loukachenko que les pourparlers de paix étaient dans une « impasse » et que l’invasion se déroulait comme prévu. En fait, il a promis que la guerre se poursuivrait jusqu’à ce que tous les objectifs fixés au début de l’invasion soient atteints. Poutine ne veut-il pas la paix en Ukraine ? Est-il vraiment en guerre contre l’OTAN et les États-Unis? Si c’est le cas, et particulièrement si l’on considère le danger de la politique occidentale envers la Russie jusqu’à présent, que peut-on faire maintenant pour empêcher qu’un pays entier soit potentiellement rayé de la carte ?

N.C. : Avant d’entamer cette discussion, j’aimerais une fois de plus souligner le point le plus important, à savoir que notre principale préoccupation devrait être de réfléchir avec soin à ce que nous pouvons faire maintenant pour mettre rapidement un terme à l’invasion russe criminelle et pour sauver les victimes ukrainiennes d’horreurs supplémentaires. Malheureusement, nombreux sont ceux qui trouvent les déclarations héroïques plus satisfaisantes que cette tâche nécessaire. Rien de neuf dans l’histoire, hélas. Mais comme toujours, nous devons garder clairement à l’esprit la question principale et agir en conséquence.

Pour en venir à votre commentaire, la dernière question est de loin la plus importante; je reviendrai sur les précédentes.

Il y a, en gros, deux façons de mettre fin à cette guerre : un règlement diplomatique négocié ou la destruction de l’un ou l’autre camp, rapide ou dans une longue agonie. Ce ne sera pas la Russie qui sera détruite. Il est incontestable que la Russie a la capacité d’anéantir l’Ukraine, et si Poutine et sa cohorte sont acculés au pied du mur, ils utiliseraient, en désespoir de cause, cette capacité. C’est ce à quoi devraient s’attendre ceux qui dépeignent Poutine comme un « fou » plongé dans les illusions d’un nationalisme romantique avec de sauvages aspirations mondiales.

Il s’agit clairement d’une expérience que personne ne veut tenter – du moins personne qui se soucie un tant soit peu des Ukrainiens.

Cette précision est malheureusement nécessaire. Il existe des voix respectées dans le courant dominant qui défendent simultanément deux points de vue : 1- Poutine est effectivement un « fou furieux » capable de tout, et il pourrait se déchaîner sauvagement s’il était acculé au pied du mur ; 2- « L’Ukraine doit gagner . C’est la seule issue acceptable ». Nous pouvons aider l’Ukraine à vaincre la Russie, disent-ils, en lui fournissant un entraînement et des équipements militaires, et en acculant au mur Poutine.

Ces deux positions proviennent de gens qui se soucient si peu du sort des Ukrainiens qu’ils sont prêts à tenter une expérience pour voir si le « fou furieux » se dérobera dans la défaite ou s’il utilisera la force écrasante dont il dispose pour anéantir l’Ukraine. Dans les deux cas, les partisans de ces deux points de vue sont gagnants. Si Poutine accepte tranquillement la défaite, ils gagnent. S’il anéantit l’Ukraine, ils gagnent : ça justifiera des mesures bien plus sévères pour punir la Russie.

La phrase « toutes les options sont sur la table » a été normalisée dans la conduite des affaires d’État américaines et britanniques – en violation directe de la charte des Nations-Unies (et même, pour qui s’en soucie, de la constitution américaine).

Ce n’est pas d’un intérêt marginal qu’une telle volonté de jouer avec la vie et le destin des Ukrainiens fait l’objet d’éloges et est même considéré comme une position noble et courageuse. Sans doute d’autres mots pourraient venir à l’esprit.

Si l’on met de côté la réserve – malheureusement nécessaire dans cette étrange culture -, la réponse à la question posée semble assez claire : engager de sérieux efforts diplomatiques pour mettre fin au conflit. Bien sûr, ce n’est pas la réponse de ceux dont l’objectif premier est de punir la Russie – de combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien. C’est d’ailleurs ainsi que l’ambassadeur Chas Freeman décrit la politique américaine actuelle, questions dont nous avons discuté [1].

Le cadre de base d’une solution diplomatique, compris depuis longtemps, a été réitéré par le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Premièrement, la neutralisation de l’Ukraine, en lui donnant un statut semblable à celui du Mexique ou de l’Autriche. Deuxièmement, le report de la question de la Crimée. Troisièmement, la mise en place d’un haut niveau d’autonomie pour le Donbass, peut-être dans le cadre d’un arrangement fédéral, de préférence dans le cadre d’un référendum supervisé à l’international.

La politique officielle américaine continue de rejeter tout cela. Les hauts fonctionnaires de l’administration ne se contentent pas d’avouer qu’ »avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les États-Unis n’ont fait aucun effort pour répondre à l’une des principales préoccupations réitérées de Vladimir Poutine en matière de sécurité, à savoir la possibilité pour l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN » . Ils se félicitent d’avoir adopté cette position, sans doute déterminante à pousser Poutine à commettre cette agression criminelle. Et les États-Unis continuent de maintenir cette position aujourd’hui, faisant ainsi obstacle à un règlement négocié selon les grandes lignes décrites par Zelensky, quel qu’en soit le coût pour les Ukrainiens.

Un règlement selon ces grandes lignes peut-il encore être obtenu, comme cela semblait probable avant l’invasion russe ? Il n’y a qu’une seule façon de le savoir : l’essayer. L’ambassadeur Freeman est loin d’être le seul parmi les avisés analystes occidentaux à reprocher au gouvernement américain d’avoir été « absent [des efforts diplomatiques] et, au pire, implicitement opposé » à ceux-ci, par ses actions et sa rhétorique. Cela, poursuit-il, est « le contraire de l’habileté politique et de la diplomatie » et porte un coup cruel aux Ukrainiens en prolongeant le conflit. D’autres analystes respectés, comme Anatol Lieven, d’accord , reconnaissent qu’à tout le moins, « les États-Unis n’ont rien fait pour faciliter la diplomatie. »

Malheureusement, les voix rationnelles, aussi respectées soient-elles, restent en marge de la discussion, laissant le champ libre à ceux qui veulent punir la Russie – jusqu’au dernier Ukrainien.

Lors de la conférence de presse, M. Poutine a semblé rejoindre les États-Unis en préférant « le contraire de la diplomatie et de l’art de gouverner », bien que ses remarques n’excluent pas ces options. Si les pourparlers de paix sont aujourd’hui dans une « impasse », cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas reprendre, de préférence avec la participation active des grandes puissances, la Chine et les États-Unis.

La Chine est condamnée à juste titre pour son manque de volonté à faciliter « l’art de gouverner et la diplomatie ». Comme d’habitude, à quelques exceptions près, les États-Unis sont quant à eux exempts de toute critique dans les revues et les grands médias américains, à part pour pousser vers davantage d’armes pour prolonger le conflit ou pour proposer d’autres mesures afin de punir les Russes, ce qui semble être la préoccupation dominante.

Une mesure que les États-Unis pourraient utiliser est proposée depuis les couloirs de la Faculté de Droit de Harvard censée représenter les opinions les plus libérales. Le professeur émérite Laurence Tribe et l’étudiant en droit Jeremy Lewin proposent que le président Joe Biden suive le précédent établi par George W. Bush en 2003, lorsqu’il a saisi « des fonds irakiens se trouvant dans des banques américaines, en allouant les recettes pour aider le peuple irakien et indemniser les victimes du terrorisme ».

Le président Bush a-t-il fait autre chose en 2003 « pour aider le peuple irakien » ? Cette question gênante ne pourrait être soulevée que par ceux qui sont coupables de « whataboutism », un des derniers dispositifs destinés à empêcher tout questionnement de nos propres actions et de leurs conséquences.

Les auteurs reconnaissent que les gels de fonds placés en sécurité dans des banques new-yorkaises posent certains problèmes. Ils évoquent le gel des réserves de l’Afghanistan par le gouvernement Biden, mesure controversée, principalement en raison de questions non résolues concernant la saisie d’actifs par les tribunaux et la répartition des demandes entre des plaignants engagés dans une dispute… par exemple, les poursuites intentées par les parents des personnes tuées ou blessées lors du 11 septembre ».

Ce qui n’est pas mentionné, et ce qui ne porte sans doute pas à controverse, c’est le sort des mères afghanes qui regardent leurs enfants mourir de faim parce qu’elles ne peuvent pas accéder à leurs comptes bancaires pour acheter de la nourriture sur les marchés, et plus généralement le sort de millions d’Afghans confrontés à la famine.

Un autre commentaire concernant les efforts déployés par le président Bush en 2003 pour « aider le peuple irakien » est fourni, incidemment, par le principal analyste de la politique étrangère du New York Times, Thomas Friedman, dans son titre : « Comment négocier avec une superpuissance dirigée par un criminel de guerre ? »

Qui pourrait imaginer qu’une superpuissance puisse être dirigée par un criminel de guerre à notre époque éclairée ? Un dilemme difficile à affronter, et même à concevoir, dans un pays à l’innocence virginale comme le nôtre.

Faut-il s’étonner que la partie la plus civilisée du monde, principalement le Sud, contemple le spectacle qui se déroule ici avec étonnement et incrédulité ?

Pour en revenir à la conférence de presse, Poutine a déclaré que l’invasion se déroulait tel que prévu et qu’elle se poursuivrait jusqu’à ce que les objectifs initiaux soient atteints. Si les analyses militaires consensuelles avec celles des élites politiques occidentales reflètent un point de vue approximativement exact, c’aurait été une façon pour Poutine de reconnaître que ses objectifs initiaux de conquête rapide de Kiev et d’installation d’un gouvernement fantoche ont dû être abandonnés en raison de la résistance farouche et courageuse des Ukrainiens, révélant l’armée russe comme un tigre de papier incapable de même conquérir des villes situées à quelques kilomètres de sa frontière et défendues par une armée essentiellement composée de citoyens.

Le consensus des experts tire ensuite une conclusion encore plus extrême : les États-Unis et l’Europe doivent consacrer encore plus de ressources pour se protéger du prochain assaut de ce vorace monstre militaire qui est prêt à lancer une attaque pour envahir l’OTAN et les États-Unis.

Cette logique est implacable.

Toujours suivant le consensus, la Russie révise actuellement ses plans et se concentre sur un assaut majeur dans la région du Donbass, où quelque 15 000 personnes auraient été tuées depuis le soulèvement de Maidan en 2014. Par qui ? Cela ne devrait pas être difficile à déterminer avec les nombreux observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) qui étaient sur le terrain.

Il me semble exagéré de conclure que Poutine vise la guerre avec l’OTAN et les États-Unis, ce qui équivaut à un anéantissement mutuel. Je pense qu’il veut la paix – à ses conditions. (Quel monstre n’en veut pas ?) Quant à ces conditions, nous ne pouvons les découvrir qu’en essayant « la diplomatie et l’art de gouverner ». Nous ne pouvons pas les découvrir en refusant de nous engager dans cette option, en refusant même de l’envisager ou d’en discuter. Nous ne pouvons pas les découvrir en poursuivant la politique officielle annoncée en septembre dernier et renforcée en novembre, dont nous avons discuté à plusieurs reprises : la politique officielle des États-Unis sur l’Ukraine qui est cachée aux Américains par la « presse libre » mais assurément étudiée avec beaucoup d’attention par les services de renseignement russes qui ont accès au site Web de la Maison Blanche.

Ceux non convaincus par le système propagandiste américain seront stupéfaits par tant d’hypocrisie, sans toutefois renoncer au spectacle révélant des crimes de guerre soigneusement sélectionnés.

Pour en revenir à l’essentiel, nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre un terme à cette agression criminelle, et ce d’une manière qui épargnera aux Ukrainiens de nouvelles souffrances et même une éventuelle destruction, si Poutine et son entourage devaient se trouver au pied du mur, sans échappatoire. Cela nécessite un mouvement populaire pour faire pression sur les États-Unis pour qu’ils renversent le cours de leur politique officielle et se joignent aux efforts de la diplomatie. Des mesures punitives (sanctions, soutien militaire à l’Ukraine) ne seraient justifiées que si elles contribuent à cette fin, mais pas si elles sont conçues pour punir les Russes tout en prolongeant l’agonie de l’Ukraine et en la menaçant d’une destruction et de conséquences indescriptibles.

C.J. P. : Des rapports non confirmés indiquent que la Russie aurait utilisé des armes chimiques dans la ville ukrainienne sans doute la plus brutalement attaquée, à savoir Marioupol. À son tour, le gouvernement britannique s’est empressé d’annoncer de manière assez audacieuse que « toutes les options sont sur la table » si ces rapports s’avèrent exacts. Par ailleurs, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré qu’une telle évolution « changerait totalement la nature du conflit. » Que signifie « toutes les options sont sur la table » ? Cela pourrait-il inclure le scénario d’une guerre nucléaire en Ukraine ?

N.C.: La phrase « toutes les options sont sur la table » a été normalisée dans la conduite des affaires d’État américaines et britanniques – en violation directe de la charte des Nations-Unies (et même, pour qui s’en soucie, de la constitution américaine). Nous ne savons pas ce qui peut se trouver dans l’esprit de ceux qui émettent régulièrement ce type de déclarations. Peut-être qu’ils pensent vraiment ce que les mots disent : que les États-Unis sont prêts à recourir aux armes nucléaires, qu’ils sont prêts à se détruire en entraînant une grande partie de la vie sur Terre (il restera bien des scarabées et des bactéries pour proliférer). Peut-être que c’est concevable dans leur esprit si cela implique au moins de châtier les Russes qui, nous dit-on, sont une malédiction tellement incurable que la seule solution serait « le confinement permanent des Russes » ou même un « Russia delenda est [2].

Il convient bien entendu d’être très préoccupé par l’utilisation d’armes chimiques, même sans confirmation. Au risque de succomber à davantage de whataboutism, ne devrions-nous pas également nous préoccuper des rapports bien confirmés en ce moment même sur les fœtus déformés dans les hôpitaux de Saigon, parmi les terribles résultats de la guerre chimique déclenchée par le gouvernement Kennedy pour détruire les récoltes et les forêts, une partie essentielle du programme visant à « protéger » la population rurale qui, comme Washington le savait bien, soutenait les Viet Cong. Notre préoccupation sur les armes chimiques devrait nous amener à faire quelque chose pour atténuer les conséquences de ces terribles programmes. Si la Russie a pu utiliser ou envisage d’utiliser des armes chimiques, c’est assurément un sujet de profonde inquiétude.

C.J. P. : Certains affirment également que des milliers d’Ukrainiens ont été déportés de force de Marioupol vers des régions reculées de Russie, évoquant les sombres souvenirs des déportations massives soviétiques sous Staline. Les responsables du Kremlin ont rejeté ces accusations en les qualifiant de « mensonges », mais ils ont ouvertement parlé de relocaliser les civils piégés à Marioupol. Si les informations faisant état de déportations forcées de civils de Marioupol vers la Russie s’avèrent exactes, quel serait le but de telles actions répréhensibles ? Ne viendraient-elles pas s’ajouter à la liste des crimes de guerre de Poutine ?

N.C.: Elles s’ajouteraient sûrement à la liste, déjà assez longue. Et, heureusement, nous en saurons beaucoup sur ces crimes. Des enquêtes approfondies sur les crimes de guerre russes sont en cours, et malgré les difficultés techniques, se poursuivront. Cela aussi, c’est normal. Lorsque des ennemis commettent des crimes, une grande industrie est mobilisée pour révéler chaque petit détail. Comme cela doit être fait. Les crimes de guerre ne doivent pas être dissimulés et oubliés.

Malheureusement, c’est une pratique non entièrement universelle aux États-Unis. Nous avons mentionné une partie seulement d’une myriade d’exemples. Or, l’hégémon mondial d’aujourd’hui adopte les pratiques répréhensibles de ses prédécesseurs, en nous laissant encore libres de dénoncer les crimes des ennemis officiels du jour, une tâche qui doit être entreprise, et qui le sera sûrement. Si d’autres personnes hors de portée du système de la propagande américaine seront consternées par cette hypocrisie, ce n’est pas une raison pour ne pas saluer cette exposition hautement sélective des crimes de guerre.

Ceux qui ont un intérêt pervers à balayer devant leur porte peuvent tirer quelques leçons de la façon dont les atrocités sont traitées lorsqu’elles sont révélées. Le cas le plus notable est le massacre de My Lai finalement reconnu après que le journaliste indépendant Seymour Hersh a dévoilé le crime à l’Occident [mars 1968 : aujourd’hui on s’apprête à emprisonner le journaliste Julian Assange pour le punir de telles révélations – PJ]. Au Sud-Vietnam, ce massacre était connu depuis longtemps, sans susciter beaucoup d’attention. Le centre médical quaker de Quang Ngai n’avait même pas pris la peine de le signaler, vu que de tels crimes étaient très courants. De fait, l’enquête officielle du gouvernement étasunien en a découvert un autre semblable dans le village voisin de My Khe.

Le massacre de My Lai a pu être absorbé par le système de propagande. Il en a limité la responsabilité aux soldats américains sur le terrain qui ne savaient pas qui allait leur tirer dessus, tandis qu’on exonérait de toute responsabilité – encore aujourd’hui – ceux qui les avaient envoyés commettre ces expéditions de meurtres en séries. En outre, l’attention portée sur l’un des nombreux crimes commis sur le terrain a servi à dissimuler le fait que ces crimes n’étaient que la note de bas de page d’une énorme campagne de bombardements, de massacres et de destruction dirigée depuis des bureaux climatisés, trop souvent étouffée par les médias, bien qu’Edward Herman et moi-même ayons pu écrire à ce sujet en 1979, en utilisant des études détaillées qui nous avaient été fournies par le correspondant de Newsweek, Kevin Buckley : il avait enquêté sur ce crime avec son collègue Alex Shimkin, empêchés de n’en publier davantage que des fragments.

En dehors de ces cas, plutôt rares, les crimes américains échappent à tout examen et on en sait peu sur eux. Une vieille rengaine chez les très puissants.

Il n’est pas facile de comprendre ce qui se cache derrière l’esprit de criminels de guerre tel Poutine – ni derrière l’esprit des criminels de guerre qui n’existent pas, selon le refrain prêché par les éditorialistes du New York Times atterrés de découvrir que les criminels de guerre existent – parmi les ennemis officiels.

C.J. P. : La Finlande et la Suède semblent se préparer à l’idée de rejoindre l’OTAN. Dans l’éventualité d’une telle évolution, la Russie a menacé de déployer des armes nucléaires et des missiles hypersoniques dans la région baltique. Est-il judicieux pour des pays neutres d’adhérer à l’OTAN ? Ont-ils vraiment des raisons de s’inquiéter pour leur propre sécurité ?

N.C.: Revenons au consensus écrasant des analystes militaires et des élites politiques occidentales : l’armée russe est si faible et si incompétente qu’elle ne pourrait pas conquérir les villes proches de sa frontière qui sont défendues principalement par une armée de civils. Ainsi donc, ceux qui disposent d’une puissance militaire écrasante doivent trembler dans leurs bottes quant à leur sécurité face à cette impressionnante puissance militaire en marche.

On peut comprendre pourquoi ce concept est le préféré des bureaux de Lockheed Martin et d’autres entreprises militaires actives dans le premier pays exportateur d’armes au monde; ils se réjouissent des nouvelles perspectives d’expansion pour leurs coffres débordants. Mais le fait que cette conception soit acceptée dans des cercles beaucoup plus larges, et qu’elle guide également la politique, mérite peut-être une réflexion.

Comme l’expérience ukrainienne l’indiquerait, la Russie dispose d’armes de pointe, capables de détruire (mais pas de conquérir, selon la preuve). Pour la Finlande et la Suède, l’abandon de la neutralité et l’adhésion à l’OTAN pourraient accroître la probabilité de l’utilisation de ces armes. L’argument de la sécurité n’étant pas facile à prendre au sérieux, cela pourrait être la conséquence la plus probable de leur adhésion à l’OTAN.

Il convient également de reconnaître que la Finlande et la Suède sont déjà assez bien intégrées dans le système de commandement de l’OTAN, tout comme l’était l’Ukraine depuis 2014. Et cela s’était renforcé depuis avec les déclarations politiques officielles du gouvernement américain en septembre et novembre dernier ainsi qu’avec le refus du gouvernement Biden, à la veille de l’invasion, « d’aborder l’une des principales préoccupations de Vladimir Poutine en matière de sécurité qui revenait le plus souvent – la possibilité d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ».



[1] htt://truthout.org/articles/chomsky-us-policy-toward-putin-assures-no-path-to-de-escalation-in-ukraine/

Citation : la Chine est probablement satisfaite du cours des événements, tout comme les États-Unis. Car les deux gouvernements ont fait des gains à partir de cette tragédie. Et l’euphorie est grande chez les producteurs d’armes et de combustibles fossiles sur le chemin d’une catastrophe planétaire décrite en termes éloquents par le rapport du 4 avril du GIEC.

[2] L’exhortation permanente de Caton l’Ancien : « Carthage doit être détruite » dans https://thehill.com/opinion/national-security/3260433-russia-delenda-est-the-west-must-defeat-putins-russia/