Libre opinion, Le Devoir, 9 avril 2022
Je ne suis, comme la plupart d’entre nous qui sommes loin de l’Ukraine, ni un stratège militaire ni un spécialiste de géopolitique. J’assiste, impuissant, au massacre d’un peuple dont je ne connaissais presque rien et d’un pays qui serait l’enjeu d’une rivalité entre l’Europe et la Russie, qui voudrait faire partie de l’Europe qui n’en veut pas, et ne veut pas retourner à la Russie qui préfère le détruire plutôt que de le perdre. Comme la plupart d’entre nous, je suis contre la violence individuelle ou collective, je n’ai jamais tué ou frappé quelqu’un et j’essaie chaque fois de surmonter les désaccords en me répétant que « le contraire d’une vérité profonde, c’est une autre vérité profonde » (Bohr).Je suis, comme la plupart d’entre nous, plus ou moins paralysé par les images insupportables de cette guerre qui se confondent avec celles des autres guerres, plus lointaines, que nous avions oubliées. Je me répète que la meilleure façon de pacifier le monde, c’est de cultiver mon jardin (bien faire mon travail, être attentif à la beauté du monde, porter assistance à autrui si je peux), convoquer les grandes sagesses qui nous invitent à combattre la violence sans prendre les armes, lire toutes les analyses savantes qui m’expliquent la genèse de ce conflit (la bêtise ou la gourmandise américaines après la chute du mur de Berlin, l’aveuglement de l’OTAN, la folie impérialiste de Poutine, etc.), les grands principes de l’ordre mondial, la peur de l’arme nucléaire, etc.
Bref, je crois, en bon artiste de la paix que je suis en temps de paix, qu’il faut tout faire pour éviter la guerre (démilitarisation du monde, réforme de l’ONU, collaboration scientifique et culturelle, lutte contre la pauvreté et le changement climatique), mais je n’arrive pas à me débarrasser de cette réalité : nous ne sommes pas en temps de paix, nous ne l’avons jamais été depuis 1945. Nous avons profité d’une paix pourrie dont les autres ont payé et continuent de payer le prix (la Palestine, le Vietnam, la Syrie, le Yémen, etc.), et nous ne le serons pas davantage quand l’Ukraine sera un pays neutre, dévasté, car il n’y a pas de paix sans justice.
S’il est vrai, comme certains pacifistes essaient de s’en convaincre, qu’il vaut mieux vivre à genoux que mourir debout, comment se fait-il que l’Ukraine n’ait pas capitulé, n’ait pas donné tout de suite à l’agresseur ce qu’il finira par avoir ? Parce qu’aucun pays, aucun être humain n’est libre s’il abdique devant la force, aucune neutralité ne le mettra à l’abri du plus fort. Bernanos, qui avait combattu le gouvernement de Vichy, se demande à la fin de la guerre combien de temps il faudra à la France pour se remettre de cette défaite morale qu’a été la collaboration.
Le calcul des Européens et des États-Unis d’acheter la paix en s’abstenant de défendre réellement l’Ukraine (est-ce que les sanctions économiques et l’expulsion de diplomates ont sauvé une seule vie jusqu’à maintenant ?), et en lui fournissant juste assez d’armes pour prolonger sa résistance et son massacre, signe leur défaite morale et politique : qui n’a pas défendu la démocratie dans un pays ne pourra plus prétendre être garant des démocraties dans le monde.
Il y avait une possibilité d’éviter ou de retarder l’invasion russe (comme le répètent tous les critiques de l’OTAN), ou d’en limiter la portée en sécurisant le ciel au-dessus de l’Ukraine, mais comme rien n’a été fait, il n’y aura bientôt plus que des ruines en Ukraine, et tout va se rejouer ailleurs jusqu’à ce qu’un nouvel empire définisse les règles de la guerre qui est partout sans être mondiale et qui réduit les êtres humains à n’être que des pions sur l’échiquier des forces qui, sans le savoir, ont entrepris de posséder la planète, fût-elle sans vie.
Les pacifistes repentants, comme Simone Weil et Edgar Morin, sont entrés dans la résistance parce que la violence défensive est morale. Que peut faire un écrivain québécois pour combattre la violence des agresseurs en Ukraine ? Faute de pouvoir réaliser mon rêve (des milliers de personnes marchant mains nues sur l’Ukraine), demander au Canada à la fois d’intensifier l’aide humanitaire en Ukraine, de maintenir les relations diplomatiques avec la Russie et d’appuyer l’occupation pacifique du ciel ukrainien. Et relire La chute de Camus qui raconte comment un avocat, en refusant de secourir une femme en train de se noyer, a commis la plus grande injustice.
Cet article, bien sûr publié samedi le 9 avril par Le Devoir uniformément propagandiste qui refuse tous nos articles (http://www.artistespourlapaix.org/la-paix-soppose-a-toute-propagande/) possède au moins deux aspects rédhibitoires : il évoque la possibilité de défendre l’Ukraine par une no-fly zone appliquée par l’OTAN, que même cette dernière trouve un sûr moyen d’engager une 3e guerre mondiale et se termine par une belle image camusienne censée condamner les idéologues qui refusent de se frotter à la réalité. Mais si nous voyons une femme en train de se noyer en refusant notre vif conseil de se départir de son lourd manteau de fourrure mouillé qui l’entraîne vers le fond, allons-nous risquer notre vie en plongeant pour la secourir?? De même, allons-nous endosser les yeux fermés le slogan AGIR POUR L’UKRAINE, un pays qui refuse encore de se départir de son droit à posséder l’arme nucléaire via l’OTAN? Évidemment non, mais ce non de principe pacifiste ne nous empêchera pas de secourir LES RÉFUGIÉS UKRAINIENS qui ont déserté avec raisons leur pays, s’ils ne se drapent plus dans le drapeau turquoise et jaune, encore moins dans la banderole noire et rouge endossée par Chrystia Freeland…