Par Pierre Jasmin et Christian Morin, traducteurs de John Pilger
Épisode en introduction
Intéressant comment un obus russe, tiré d’une distance de huit kilomètres, aurait évité le petit bâtiment de gauche pour faire exploser un mur épais d’au moins trois parpaings et dont le choc terrible aurait réussi à épargner non seulement les fenêtres de l’édifice principal visé encore intactes, selon la photo de gauche, mais aussi trois ballons de football restés calmement juchés sur leur étagère de bois, pourtant à moins d’un mètre de l’impact causé par un obus… qu’on n’aurait pas retrouvé pour en attester la provenance russe.Et devant cet outil grossier de propagande avalé par l’Agence France-Presse (Yulia Silina à Stanitsa Louganska le 18 février), comment ne pas se souvenir de l’affaire totalement fabriquée par leur ambassade de bébés koweitiens morts, abandonnés sur le plancher d’une clinique, qui a provoqué l’attaque américaine de 1990 sur l’Iraq (ça pogne, n’est-ce pas, les histoires de bébés ou d’enfants de maternelle agressée) ?
Les démocraties occidentales muées en propagandistes de guerre
Voici comment un journaliste illustre et décoré qui nous a éclairés sur la Syrie, John Pilger, raconte l’absurde de la situation politique présente en ce 19 février :
La prophétie de Marshall McLuhan qu’« à la politique succèdera la propagande » semble maintenant accomplie; une propagande crue, maintenant la règle dans nos démocraties occidentales, spécialement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Dans les questions de guerre et paix, les tromperies ministérielles sont rapportées comme des nouvelles, les faits inconvenants censurés, les démons nourris; le modèle devient le spin corporatif, avec sa monnaie de singe courante; la fameuse déclaration en 1964 de McLuhan « le médium est le message » s’est muée en « le mensonge est le message ».Est-ce nouveau ? Il y a plus d’un siècle Edward Bernays, le père du spin, inventa les relations publiques [1] comme couverture de la propagande de guerre. Ce qui est nouveau, c’est l’élimination virtuelle de la dissidence dans les médias mainstream.
Le grand éditeur David Bowman, auteur de The Captive Press, décrit cela comme « une défénestration de tous les braves qui refusent de suivre la ligne et d’avaler le désagréable. » Il se réfère aux journalistes indépendants et aux lanceurs d’alertes, francs-tireurs honnêtes à qui les médias offraient une tribune, souvent avec fierté. Cet espace de liberté a été aboli.
L’hystérie de guerre qui déferle comme un raz-de-marée dans les semaines et mois précédents en est un exemple. Connu par le jargon shaping the narrative, sa traduction de « façonner le récit » n’en rend pas l’aspect déformant de pure propagande.
Les Russes arrivent. La Russie est pire que méchante. Poutine est un diable, « un Nazi comme Hitler » a même éructé le député du Labour (!) Chris Bryant. L’Ukraine est sur le point d’être envahie par la Russie — cette nuit, cette semaine, la semaine prochaine. Les sources incluent un ex-propagandiste de la CIA qui parle maintenant officiellement pour le Département d’État américain, en n’offrant aucune autre explication pour sa déclaration sur les actions russes qu’« elle provient du Gouvernement américain ».
Cette règle sans nécessité de preuve s’applique aussi à Londres. La secrétaire britannique aux Affaires étrangères, Liz Truss, qui a dépensé près de $900 000 en argent public pour un avion privé vers l’Australie afin d’avertir le gouvernement de Canberra que et la Russie et la Chine étaient sur le point de bondir sur leurs proies, n’a offert aucune preuve de son assertion. Les têtes antipodiennes hochèrent la tête devant ce « récit » non contesté. Une rare exception : l’ancien Premier ministre Paul Keating a qualifié le bellicisme de Truss de « dément ».
Truss a allègrement confondu les pays de la mer Baltique avec ceux de la mer Noire. À Moscou, elle a dit au ministre russe des Affaires étrangères que la Grande-Bretagne n’accepterait jamais la souveraineté russe sur Rostov et Voronezh – jusqu’à ce qu’on lui fasse remarquer que ces localités se trouvent en territoire russe et non en Ukraine. La presse russe s’est régalée de la bouffonnerie de cette prétendante au 10 Downing Street.
Toute cette farce, qui met en vedette Boris Johnson à Moscou dans son imitation clownesque de son héros Churchill, passerait pour une satire amusante si ce n’était de la distorsion volontaire des faits, de la réalité historique, et du risque réel d’une guerre.
Vladimir Poutine cite le « génocide » de la région orientale du Donbass en Ukraine. À la suite du coup d’état de 2014 en Ukraine – orchestré par l’envoyée spéciale à Kiev de Barack Obama, Victoria Nuland – le régime insurrectionnel, infesté de néo-Nazis, lança une campagne de terreur contre le Donbas russophone, qui compte le tiers de la population ukrainienne. Sous la supervision du directeur de la CIA à Kiev, John Brennan, « des unités spéciales de sécurité » organisèrent au Donbas des attaques sauvages contre les opposants au coup d’état. Des témoignages et des vidéos font état de groupes de gros-bras fascistes incendiant le siège des syndicats à Odessa, tuant 41 personnes coincées à l’intérieur. La police ne broncha pas. Obama félicita le régime « légitimement élu » du coup d’état pour sa « remarquable retenue ».
Dans les médias américains, on dédramatisa les atrocités d’Odessa, les qualifiant de « troubles », une « tragédie » qui vit les « nationalistes » (i.e. néo-Nazis) s’en prendre aux « séparatistes » (des gens qui récoltaient des signatures en vue d’un référendum sur une Ukraine fédérée). Le Wall Street Journal de Rupert Murdoch alla jusqu’à condamner les victimes : « Incendie mortel en Ukraine probablement déclenché par les rebelles, dit le gouvernement ».
Le professeur Stephen Cohen, qui fait autorité aux États-Unis sur ce qui touche à la Russie, a écrit : « La mise à mort par le feu de citoyens Russes et autres lors de ces quasi-pogroms à Odessa réveille les souvenirs des escadrons d’extermination Nazis en Ukraine pendant la Deuxième Guerre mondiale ». Aujourd’hui, ces assauts à la S.S. contre les gais, les Juifs, les personnes russes âgées et autres citoyens « impurs » sont monnaie courante dans cette Ukraine sous l’emprise de Kiev, avec des marches aux flambeaux qui rappellent celles qui enflammèrent l’Allemagne à la fin des années 1920 et dans les années 1930.
La police et les autorités légales ne font rien pour empêcher ces actes néo-fascistes, ni pour les poursuivre en justice. Au contraire, Kiev les a officiellement encouragés en réhabilitant, voire en perpétuant le souvenir de collaborateurs Ukrainiens lors des pogroms d’extermination menés par l’Allemagne Nazie… en renommant des rues en leur honneur, en leur élevant des monuments, en réécrivant l’histoire pour les glorifier, et plus encore.
Aujourd’hui, on parle peu de l’Ukraine néo-Nazie. Ce n’est pas d’hier que les Britanniques entraînent la Garde Nationale Ukrainienne, qui compte dans ses rangs des néo-Nazis (voir le rapport déclassifié de Matt Kennard dans le Consortium News du 15 février). La résurgence de ce fascisme violent et assumé dans l’Europe du 21e siècle « n’a jamais eu lieu… même quand elle se produisait », si on permet cette parodie à la Harold Pinter.
Le 16 décembre dernier, les Nations-Unies proposèrent une résolution visant à « combattre la glorification du nazisme, du néo-nazisme et autres pratiques qui alimentent toute forme de racisme contemporain ». Les seules nations à voter contre furent les États-Unis et l’Ukraine.
Tous les Russes savent que c’est à travers les plaines frontalières d’Ukraine que les divisions d’Hitler surgirent de l’ouest en 1941, portées par le sectarisme des collaborateurs pro-Nazis en Ukraine. Résultat : plus de 20 millions de morts russes. Si on met de côté les manœuvres et le cynisme géopolitique, peu importe qui en sont les auteurs, cette perspective historique motive les demandes des Russes, qui réclament le respect ainsi que des garanties de sécurité, lesquelles demandes furent publiées à Moscou la semaine-même où l’ONU vota 130-2 pour bannir le Nazisme. Elles sont :
- L’OTAN garantit qu’elle ne déploiera pas de missiles dans les pays adjacents à la Russie (on en trouve déjà en plusieurs endroits de Slovénie en Roumanie, et bientôt en Pologne).
- L’OTAN doit cesser ses exercices militaires et navals dans les pays adjacents à la Russie.
- L’Ukraine ne deviendra pas membre de l’OTAN.
- L’Ouest et la Russie signeront un pacte de sécurité Est-Ouest contraignant.
- Le traité historique Russie-États-Unis sur les armes nucléaires à portée intermédiaire sera restauré (les États-Unis s’en sont retirés en 2019).
Il s’agit en fait de l’ébauche d’un plan de paix pour l’ensemble de l’Europe d’après-guerre, qui devrait être bien accueillie à l’Ouest. Mais qui en comprend vraiment les aboutissants en Grande-Bretagne ? On leur serine que Poutine est un paria et une menace pour la chrétienté.
Les Ukrainiens russophones, qui subissent un blocus économique de Kiev depuis sept ans, luttent pour leur survie. Quand on parle de troupes « massées », c’est rarement des 13 brigades de l’armée Ukrainienne qui assiègent le Donbas, soit environ 150 000 soldats. Si elles attaquaient, les Russes répliqueraient à cette provocation et ce serait la guerre.
En 2015, à l’initiative de la France et de l’Allemagne, les présidents de Russie, d’Ukraine, d’Allemagne et de France se rencontrèrent à Minsk pour signer un traité de paix provisoire. L’Ukraine accepta d’offrir son autonomie au Donbas, devenu la république auto-proclamée de Donetsk et Luhansk. L’Accord de Minsk n’a jamais eu la moindre chance de succès. En Grande-Bretagne, le discours officiel, amplifié par Boris Johnson, proclamait que l’Ukraine se faisait « dicter » sa conduite par les dirigeants mondiaux. Pour sa part, la Grande-Bretagne fournit des armes à l’Ukraine et entraîne son armée.
Depuis la première Guerre Froide, l’OTAN s’est en effet étendue jusqu’à la frontière la plus sensible de la Russie, après avoir roulé des mécaniques sanglantes en Yougoslavie, en Afghanistan, en Iraq et en Libye, et renié des promesses pourtant solennelles de se retirer. Servant surtout à entraîner les « alliés » dans des conflits américains qui, au départ, ne la concerne pas, l’OTAN se révèle être la réelle menace à la sécurité de l’Europe – c’est là le grand non-dit.
En Grande-Bretagne, une xénophobie d’État et médiatique se déclenche à la seule mention du mot « Russie ». Voyez l’hostilité réflexe avec laquelle la BBC traite de la Russie. Pourquoi ? Serait-ce que la renaissance d’une mythologie impériale réclame, avant tout, un ennemi permanent ? Nous méritons sûrement mieux.
[fin de l’article de Pilger]
En conclusion : appel lancé par des femmes russes et américaines
Bien sûr, Pilger fait une montée de lait contre le type de journalisme pratiqué de nos jours afin de vilipender la propagande occidentale qui déforme les faits, à la manière chez nous de la féroce Chrystia Freeland et de nos journaux officiels. Il est utile de rappeler tout de même un autre aspect du passé ukrainien, entre autres la tristement célèbre famine de 1933 appelée Holodomor qui aurait fait jusqu’à huit millions de morts en Ukraine et dans d’autres régions de l’URSS, ainsi que les déportations vers le Goulag et assassinats d’intellectuels ukrainiens pendant les Grandes Purges de 1937-1938. Le récent film de la Polonaise Agnieszka Holland intitulé l’ombre de Staline ressuscite le journaliste gallois Gareth Jones qui révéla l’Holodomor au monde et en paya le prix de sa vie.
Heureusement, des voix plus nuancées s’unissent, relayées par Voices of Women :
We are women from the United States and Russia who are deeply concerned about the risk of possible war between our two countries, who together possess over 90% of the world’s nuclear weapons.
We are mothers, daughters, grandmothers, and we are sisters, one to another. Today we stand with our sisters in Ukraine, East and West, whose families and country have been torn apart, have already suffered more than 14,000 deaths. We stand together and we call for peace and diplomacy, with respect for all.
Signé Nadia Azhgikhina, rejointe par des milliers d’autres femmes.
Publié en Russie par Novye Izvestia ou Новые известия. Pas encore de journaux nord-américains relayant cette louable initiative, la propagande l’interdit, n’est-ce pas ?
[1] Par respect pour son père Yves Jasmin, directeur des relations publiques pour EXPO67, Pierre précise que lui croyait en une définition des relations publiques respectable qui embellit certes la réalité, mais ne la travestit pas sans vergogne comme certaines publicités ou déclarations ministérielles actuelles.
Dimanche le 20 février, on entend les détonations lors du captivant double reportage effectué par la télévision de Radio-Canada, un doublé remarquable de notre réseau public avec Marie-Ève Bédard du côté ukrainien et Tamara Alteresco du côté des russes séparatistes de la République Populaire de Donestk. Les deux points de vue sont politiquement opposés mais se rejoignent dans leur humaine dénonciation des effets de la guerre. Merci à ces deux grandes journalistes : on ne sait si on doit les féliciter pour leur courage ou leur conseiller de sacrer leur camp par crainte de l’irréparable.
Face à la déclaration solennelle du 21 février du président Poutine en présence des représentants du Louhansk et du Donetsk séparatistes de l’Ukraine qui ont souffert 14 000 morts, l’Ouest devra décider si on fera la guerre pour reconquérir ces territoires russophones ou si on les laissera voter dans un référendum. Contrairement à la Crimée qui a décidé par référendum de se rattacher à la Russie, ces deux territoires demandent leur autonomie, tout en sachant, vu le non-respect par l’OTAN du traité de Minsk, que leur autonomie ne sera respectée que si la Russie leur accorde son soutien militaire. Les va-t-en guerre choisissent d’appeler cela une invasion.