Le « jeune » Costa-Gavras
Ce mois-ci célèbre l’exact 45e anniversaire du Prix de la mise en scène remis lors du Festival International du Film de Cannes 1975 à deux films de grande intensité politique :
1- Les Ordres, chef d’œuvre en blanc et noir de Michel Brault, montrant notre démocratie canadienne, dont les Trudeau sont si fiers, bafouée par des arrestations abusives;
2- Section spéciale de Costa-Gavras dévoilant six meurtres perpétrés par l’(in)justice française sous l’occupation nazie; le matériel historique du film, creusé par Jorge Semprun, a dû se fier à des sources allemandes, faute de pouvoir l’obtenir d’une France frileuse, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing venant de défaire le chef de l’union de la gauche, François Mitterrand. Ce dernier était compromis lui-même par son amitié avec René Bousquet proche de la gestapo et par ses propres agissements durant la période de Vichy.
Afin de soutenir le Cinéma Du Parc dans la crise du COVID-19, le dernier film de Costa-Gavras est lancé de façon numérique aujourd’hui le 22 mai. Il fut l’objet d’une vraie première à Montréal lors du Festival du nouveau cinéma qui avait présenté le réalisateur en classe de maître. Je vous recommande chaudement d’acheter un billet virtuel sur le site du cinéma pour le privilège de voir le film en ligne en primeur, avant sa sortie sur toutes les plateformes le 2 juin et pour la bonne action d’encourager un rare diffuseur de cinéma indépendant et intègre.
Costa Gavras décrit son nouveau film à France-Info « C’est le pouvoir du plus fort (…), de l’argent, de l’économie, des banques et des grandes institutions économiques. Il y a un affaiblissement des démocraties et ça retombe sur le peuple ». Dès 2012, Costa Gavras illustrait cette thèse par son film Le Capital sur l’hégémonie du monde financier de nos sociétés modernes. Et on le croit, avec l’immense respect dû à un réalisateur qui a dénoncé tous les détours de l’histoire moderne, du Chili hideux de Pinochet (Missing) jusqu’aux confessions extorquées à des communistes trahis par leurs pairs (l’Aveu), en passant par le mutisme du Vatican durant la deuxième guerre mondiale (Amen), sans évidemment oublier son fabuleux film Z de 1969 avec Yves Montand comme héros tragique et Jean-Louis Trintignant en petit juge.
Conversations entre adultes
Tragicomédie grecque des temps modernes inspirée du livre sarcastique titré avec réalisme Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l’Europe de l’ex-ministre des finances grec Yánis Varoufákis, la nouvelle docufiction tournée en Grèce par le réalisateur mythique Costa-Gavras met donc en vedette Chrístos Loúlis, transcendant dans le rôle du ministre des finances grec et Valeria Golino (aussi effacée que l’était Irène Pappas dans Z) dans le rôle de son épouse Danái Strátou, Aléxandros Bourdoúmis représentant le Premier ministre Aléxis Tsípras avec un brio non cravaté comme Yanis mais en chemise de la couleur blanche des capitulations, et enfin la cohorte des méchants hypocrites Ulrich Tukur pour Wolfgang Schäuble, ministre des Finances allemand, Josiane Pinson pour Christine Lagarde, présidente du FMI et Damien Mougin en Emmanuel Macron, alors ministre français de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique qui inspirera le futur Premier ministre grec inepte de 2019, Kyriakos Mitsotakis, mais ceci déborde le propos du film.
Après 7 années d’une crise inhumaine, la Grèce semble sauvée par l’élection inattendue de la gauche populaire Syriza, incarnée en 2015 par deux hommes ayant l’espoir de sauver leur pays du carcan des banques européennes, qu’on appelle la troïka : formée de la Commission Européenne (CE), de la Banque centrale européenne (BCE) et du Fonds monétaire international (FMI), elle est dominée par l’Allemagne qui insiste pour le remboursement de la dette grecque par un MoU ou Memorandum of Understanding. Le film relate, non sans ironie appuyée par la musique d’Alexandre Desplat, le combat sans merci du héros Yanis Varoufakis dans les coulisses occultes du pouvoir européen, là où l’arbitraire de l’austérité imposée et les cérémoniaux antidémocratiques sans compte-rendus officiels (contrairement aux groupes approuvés par l’ONU ignorés), priment sur l’humanité et la compassion.
À la différence de Z, les méchants y sont forcément moins colorés et moins haïssables, même s’ils font autant, sinon plus de morts : la crise financière grecque a poussé à l’exil ou au suicide des centaines de milliers de jeunes, tandis que des vieux mouraient littéralement de faim. Le programme de Thessalonique de septembre 2014 voulait mettre fin au second MoU, rompre avec l’austérité, stopper les privatisations et réduire les dettes des ménages à bas revenus. À un moment crucial du film, Varoufakis refuse de signer un projet de communiqué avec l’Eurogroupe qui insistait sur le leitmotiv allemand : « une dette est une dette! »; se sentant coupable de cette «mauvaise nouvelle », il parle au Premier ministre qui lui en transmet cyniquement l’accueil par une liesse populaire dans les rues grecques. Une scène étonnante montre aussi Varoufakis avec ses « conspirateurs » en train de souper dans un restaurant, lorsqu’un groupe de jeunes affamés s’attroupent devant la vitrine, en une manif en silence complet, très belle représentation filmée de la dignité du prolétariat. Tsipras finira par trahir, excusé par une scène dansée symbolique de ses adversaires qui le coincent, tandis que son incorruptible économiste et ministre des Finances démissionnera.
Limites du film et grandeur de Costa-Gavras
L’artiste pour la paix en moi souffre néanmoins que le film n’identifie jamais la principale cause de la crise budgétaire, car à part les États-Unis, aujourd’hui en quelque sorte menacés de faillite par la Chine, la Grèce fut le seul pays à obéir aux dictats repris par Trump et l’OTAN de monter à 3% du PIB la part des achats militaires : commandés et par la droite de Karamanlis et par la gauche de Papandréou, ces achats insensés de produits américains avaient été financés par les mêmes banques françaises et allemandes qui ont mis le couteau sur la gorge de Varoufakis. Décevant que Costa Gavras garde l’omerta que s’impose toute la gauche française (sauf l’Humanité et le Monde diplomatique) sur ce sujet pourtant déterminant sur le futur de nos démocraties. Car les voici décimées par des dépenses guerrières dont les ristournes corrompent tous les partis, comme ici au Canada avec les $70 milliards consacrés en pleine crise de COVID-19 par Trudeau à des bateaux de guerre nuisibles Irving/Lockheed Martin, non condamnés à ma connaissance ni par le Parti vert, ni par le NPD ni même par le Bloc Québécois!
Éric Toussaint, qui a coordonné les travaux de la Commission d’audit de la dette mise en place par la présidente du Parlement grec en 2015, en typique représentant de l’extrême-gauche, crucifie Varoufakis avec son livre Capitulation entre Adultes – Grèce 2015 : une alternative était possible. Publié aux éditions Syllepse en mars 2020, il ne semble pas non plus aborder ce sujet crucial des dépenses militaires, si j’en crois les recensions dans la presse (ce que je ne devrais évidemment pas faire).
Quant à Costa-Gavras, il se soumet heureusement à de multiples rencontres où il se montre ouvert à toutes informations objectives, alimentant ou non sa thèse.
Je remercie Amélie Labrecque-Girouard d’IXION Communications de m’avoir permis d’accéder avant sa première du 22 mai à ce film incontournable que l’économiste Louis Gill, co-auteur du dernier livre de Robert Comeau sur le FLQ, et mes défunts camarades économistes Bernard Maris (Charlie Hebdo) et Gilles Dostaler (UQAM) auraient certainement regardé ensemble et discuté avec passion.
La jeune directrice de la programmation du Festival du Nouveau Cinéma de Montréal, Zoé Protat, a soumis aujourd’hui Costa-Gavras à sa toute première entrevue Facebook – multinationale qu’il a critiquée pour non-paiement d’impôts, tout comme Amazon. Après un début technique chaotique, l’entrevue bien menée qu’on peut voir sur Maison4tiers – Distribution de films a éclairci certains points sur le film, accueilli par un formidable débat en Grèce. Devant les nombreuses critiques face à Varoufakis, le réalisateur franco-grec répond qu’il s’est moins intéressé au point de vue de l’ex-ministre des Finances (poste occupé pendant six courts mois!) qu’à ses retranscriptions attestées par des enregistrements du double discours des Européens : les Français sont notoirement spécialistes du sourire engageant et du poignard dans le dos consécutif, même s’il donne crédit à Madame Lagarde d’avoir voulu rallier au dialogue les membres de l’Eurogroup avec l’expression « Adults in the room », titre officiel du film. Ne pouvant transcrire les 17 heures d’arguments serrés consécutifs auxquels les Européens ont soumis Tsipras pour le faire accepter le MoU, il a eu recours à la chorégraphie du chœur de la tragédie grecque. Costa-Gavras se dit impressionné que les formidables connaissances socio-économiques de Varoufakis se sont mises au service des 30% de Grecs qui vivent sous le niveau minimal de pauvreté. Il s’est dit navré par la duplicité d’une Europe qu’on voulait culturelle, humaine et socialement engagée et qui se révèle liée aux banquiers. Malgré tout, il a découvert de grands talents chez les acteurs et techniciens grecs qui lui redonnent foi en son rôle de cinéaste-artiste honnête. Car il demeure optimiste face au cinéma engagé (saluant un militantisme qui libère l’homosexualité, notamment) et même face au monde politique que la COVID-19 force au changement, saluant les Allemandes Angela Merkel et Ursula von der Leyen.
Le Devoir: dans sa version électronique du 25 mai, autrement plus riche que sa version papier, Nadia Alexan y va de quatre interventions pertinentes sur la corruption capitaliste.
Puis Jean-Pierre Martel, Christian Dion et Gilbert Troutet nous informent tour à tour qu’au moment de la crise, on estimait que 30 à 40% du produit intérieur brut de ce pays sont représentés par le travail au noir, par les combines sous la table et les magouilles de toutes sortes. L’évasion fiscale y était généralisée, tout comme la corruption des agents du fisc. Or l’exemple vient de haut. Pour 2009, le gouvernement conservateur grec sortant avait annoncé un déficit de 6% alors que le gouvernement socialiste, nouvellement élu, révélait qu’il était plutôt du double. Cette révélation était une douce revanche pour les socialistes puisque cinq ans plus tôt, lorsque les conservateurs les avaient chassés du pouvoir, ceux-ci avaient révélé que les socialistes avaient maquillé les comptes publics et que les déficits publics de leurs prédécesseurs étaient deux fois supérieurs à ceux annoncés.
Bref, trafiquer les comptes publics (et tromper les créanciers du pays) était une grande constance de la politique grecque, peu importe l’idéologie du gouvernement qui dirigeait ce pays. Entre 2000 et 2009, la Grèce a acheté pour 65,3 milliards d’euros de matériel militaire, soit l’équivalent de presque six mille euros annuellement par habitant (homme, femme et enfant). Entre 2005 et 2009, ce pays fut le cinquième plus important acheteur d’armes au Monde.
D’autre part, la Grèce avait retenu les services de Goldman Sachs de New-York pour la conseiller afin de dissimuler ses dettes pour lui permettre d’entrer dans la zone Euro, le tout en contrepartie d’honoraires professionnels au montant avoisinant les 600 millions de dollars.
Enfin, dans « l’État du monde » 2014, on apprenait que, pendant la crise financière sans précédent que connaissait la Grèce, elle était le 1er acheteur d’armement en Europe.
En 2013, le budget de défense grec demeurait le plus élevé en Europe, à 2,5 % du produit intérieur brut (calcul présenté par la Banque mondiale selon les normes de l’OTAN). En 2015, face aux pressions financières des banques, les Grecs dénoncent l’hypocrisie des Européens: « ils nous reprochent notre dette élevée, nos déficits, qu’ils connaissaient parfaitement, alors qu’ils sont en bonne partie dus à des achats d’armes à prix fort dont ils ont bénéficié ».