Notre secrétaire général Pierre Jasmin a rencontré samedi le professeur émérite d’histoire de l’Université de Montréal Yakov Rabkin, pour le féliciter de ses deux articles ci-dessous publiés par Pressenza mais qu’il nous a donné la permission de publier sur notre site. Nous l’en remercions vivement.
1- Le Canada est confronté à des choix fondamentaux
20.03.25 – Montréal – Yakov M. Rabkin
Les déclarations radicales du nouveau président américain ont galvanisé la société et le gouvernement canadiens. Elles ont uni les Canadiens et amélioré considérablement les chances du parti libéral au pouvoir de remporter les prochaines élections. Le président Trump a constamment menacé d’annexer le Canada, ce qui ferait plus que doubler le territoire des États-Unis. Il s’est adressé à plusieurs reprises au premier ministre canadien en le qualifiant de « gouverneur du 51e État ». Il a également appliqué de nouveaux droits de douane drastiques (tarifs dans le langage de Trump) sur les importations en provenance du Canada, une mesure qui aurait un impact négatif sur l’économie canadienne.
Ces bouleversements ont mis en relief la dépendance du Canada à l’égard des États-Unis. Ce n’est pas la première fois que les risques d’une telle dépendance deviennent évidents. Lors de la récente épidémie de COVID-19, des fournitures médicales étaient détournés par les Américains au détriment de la population canadienne.[1] À l’époque, j’avais plaidé pour que le Canada réduise sa dépendance vis-à-vis de son voisin du sud, diversifie ses chaînes d’approvisionnement et, plus généralement, restructure ses relations économiques et financières. Le leadership américain étant en déclin, j’appelais Ottawa à s’émanciper de Washington.[2]
Cependant, le gouvernement canadien n’a pas tenu compte de cet appel, aussi que de nombreux autres avançant le même argument. C’est d’autant plus ironique que le Canada a longtemps conseillé à l’Ukraine de prendre ses distances avec son puissant voisin, la Russie, depuis l’indépendance politique de l’Ukraine en 1991.[3]
On pourrait réduire la dépendance à l’égard des États-Unis en forgeant des liens plus étroits avec d’autres puissances. Pourtant, au lieu d’améliorer ses relations avec la Chine, l’Inde et la Russie – qui affichent toutes trois des taux de croissance économique impressionnants, respectivement de 5,2, 8,2 et 3,8 – le Canada les a plutôt détériorées. Le gouvernement canadien fait des tentatives apparemment ataviques de rapprochement avec l’Europe. Toutefois, le déclin de la santé économique de l’Europe rend au mieux incertaine la valeur d’une intégration économique avec elle. Les sanctions européennes contre la Russie – adoptées à la demande de Washington – et la destruction d’un important gazoduc en provenance de ce pays, très probablement aussi par les États-Unis, ont sérieusement ébranlé l’Allemagne (taux de croissance moins 0.3), considérée comme la locomotive industrielle de l’Europe. Les ouvertures du Canada à l’égard de l’Europe pourraient donc s’avérer insuffisantes pour compenser le dommage fait par son puissant voisin méridional.
Dans l’un de ses derniers discours en tant que Premier ministre,[4] M. Trudeau a réaffirmé la détermination de son gouvernement à résister aux actions punitives des États-Unis. Il a déploré que « les États-Unis aient lancé une guerre commerciale contre le Canada, leur plus proche partenaire et allié, leur plus proche ami. En même temps, ils parlent de travailler positivement avec la Russie, d’apaiser Vladimir Poutine…». Ce genre de reproche ne risque pas d’adoucir la position de M. Trump.
Étant donné que le Canada s’est engagé à augmenter son budget militaire, on pourrait supposer que cela vise à dissuader la menace la plus explicite – l’annexion par les États-Unis. Aucun autre pays ne cherche à mettre fin à l’existence même du Canada. Toutefois, l’accent mis sur le renforcement de ses forces armées est officiellement justifié par la menace perçue de la Chine et de la Russie, ainsi que par la nécessité d’aider l’Ukraine à soutenir son effort de guerre. Les forces canadiennes restent profondément intégrées à leurs homologues américaines et, en tout état de cause, il est impensable de recourir à la résistance armée pour sauvegarder l’indépendance du Canada. Il y aurait peu de bénévoles au Canada prêts à suivre l’erreur tragique de l’Ukraine de combattre son voisin bien plus peuplé et puissant. Les ressources promises aux militaires devraient plutôt être utilisées pour renforcer l’État-providence, surtout, pour aider les personnes démunies dont le nombre ne cesse d’augmenter, et à réorienter l’économie canadienne vers des régions en pleine expansion. La décision du nouveau premier ministre de demander un examen de l’entente conclue avec Lockheed Martin visant à acquérir 88 chasseurs F-35 – un contrat de 19 milliards – est un pas dans la bonne direction.
Alors que le Canada est confronté à une véritable menace existentielle de la part des États-Unis, son gouvernement a besoin de chercher de nouvelles alliances. On ne peut qu’espérer que le nouveau gouvernement libéral de Mark Carney trouvera la force de prendre des initiatives audacieuses. Les changements radicaux qui se produisent à Washington exigent une transformation tout aussi radicale des relations internationales d’Ottawa.
[1] https://thehill.com/policy/international/americas/490969-trudeau-worried-supplies-meant-for-canada-have-been-diverted-to/
[2] https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-05-02/le-canada-dans-le-monde-post-pandemique
[3] https://www.pressenza.com/fr/2025/01/la-politique-du-canada-en-ukraine-fais-ce-que-je-dis-pas-ce-que-je-fais/
[4] https://globalnews.ca/news/11065019/justin-trudeau-transcript-donald-trump-tariffs/
Yakov M. Rabkin a publié plus de 300 articles et quelques livres : Science between Superpowers, Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme, Comprendre l’État d’Israël, Demodernization : A Future in the Past et Judaïsme, islam et modernité, Israël et la Palestine: Rejets de l’occupation sioniste au nom de judaïsme. Il a fait de la consultation, entre autres, pour l’OCDE, l’OTAN, l’UNESCO et la Banque mondiale. Courriel : yakov.rabkin@umontreal.ca. Site web : www.yakovrabkin.ca
2- *Peter Beinart: Hard to be a Jew
Mar 16, 2025, 10:47 PM
Book Review
Peter Beinart. “Being Jewish After the Destruction of Gaza: A Reckoning”. New York: Alfred A. Knopf, 2025. 175 pages.
The author is a renowned journalist, political scientist, and professor of journalism at New York University. He headed The New Republic magazine and is the author of four books. Named among the hundred “global thinkers” by Foreign Affairs, he is widely present in American media, particularly as an editor-at-large for Jewish Currents.
A practicing Jew of South African origin, he was raised within the ideology of National Judaism, a movement that integrates ritual aspects of traditional Judaism with Zionist ideology. A few years ago, he renounced Zionism and became a fierce critic of the segregation and injustice that characterize the Zionist state. He also changed his stance on the U.S. invasion of Iraq, which he had once ardently supported.
The book begins with a letter to a former friend in which Beinart admits that every time he enters his synagogue, he does not know how he will be received. Indeed, the fate of a modern, practicing, anti-Zionist Jew is not simple—neither for himself nor, especially, for his children who attend Jewish schools. It is easier for the ultra-Orthodox, for whom “Zionist” is a bad word, or for so-called unaffiliated Jews, who rarely go to synagogue. Beinart hopes that the break with his former friend—i.e., with mainstream Judaism—is not definitive and that “our journey together is not done” (p. 5).
However, calls to excommunicate anti-Zionists “from within the Jewish people” are becoming increasingly insistent. “In most of the Jewish world today, rejecting Jewish statehood is a greater heresy than rejecting Judaism itself. … We have built an altar and thrown an entire [Palestinian] society on the flames” (p. 102). The author sees the destruction of Gaza as a turning point in Jewish history, a moment imposing a moral judgment on the cruelty of Israeli Jews and those who encourage them to ignore all moral norms “in the name of survival“. “The false innocence, which pervades contemporary Jewish life, camouflages domination as self-defense.” (p. 10). He hopes to bring Jews back to their original calling:
“Except for a religiously observant minority, we no longer describe ourselves as a people chosen by God to follow laws engraved at Sinai. We instead describe ourselves as a people fated by history to perpetually face annihilation but, miraculously, to survive.” (p. 13)
For him, this new consciousness is a moral evasion that fuels the narrative of Jewish innocence (p. 14) and, consequently, erases the central concept of reward and punishment. This degeneration of Judaism has been visible for a long time. Beinart quotes Hannah Arendt who, although not a practicing Jew, concluded in 1963: “The greatness of our people was once that it believed in God. And now this people believes only in itself.” (p. 72-73).
As a result, “the problem with our communal story is not that it acknowledges the crimes we have suffered. The problem is that it ignores the crimes we commit” (p. 31). In the title of his book, Beinart focuses—without justifying Hamas’s attack—on what Israel has done after October 7, 2023. He recalls that the Palestinians of Gaza lived in an open-air prison, from which, as General Moshe Dayan had already observed in 1956, they could see their former homes now inhabited by the Israelis who had expelled them.
It is not religious beliefs but rather pain and personal resentment that motivate the violence of Hamas and other resistance groups. Beinart refers to several studies based on interviews with their leaders and members, which demonstrate that the violence suffered by Palestinians at the hands of Israelis is their primary motivation, later reinforced by religious and political considerations. But even when resistance is peaceful, it is quickly condemned by Israel and its supporters: “We demand that Palestinians produce Gandhis, and when they do, American Jewish organizations work to criminalize their boycotts and Israeli soldiers shoot them in the knees.” (p.49-50).
Drawing on his South African experience, Beinart cites Nelson Mandela, who, in 1964, stated that he could no longer preach nonviolence when the government used force against peaceful demands (p. 53). Citing various examples (Ireland, the American South, and, of course, South Africa), the author acknowledges that the ruling minority often perceives equality as an existential threat: “White South Africans were just as afraid of being thrown into the sea as Israeli Jews are now.” (p. 109). However, according to numerous studies, oppression fuels violence, whereas equal rights and the possibility of political change bring it to an end (p. 108-114).
Beinart’s historical account is sharp and documented. He explains that it was the expulsion of Palestinians by Zionist militias that triggered the 1948 war with Arab countries and that, consequently, it was not the war that caused their exodus—contrary to the myth perpetuated by Israeli hasbara (p. 20-28). Some comparisons with South Africa illustrate the nature of Jewish supremacy under Israeli control, particularly the justification of apartheid by “the right of the white nation to self-determination” (p. 24).
Although a large part of the book is dedicated to political and historical analysis, it lays the groundwork for powerful religious observations. Beinart paraphrases Rabbi Abraham Joshua Heschel:
“If we put down our amulets and look Gaza in the eye, we’ll never get its images out of our head. We’ll look at our prayer books, many of which include prayers for the [Israeli] army … and see Gaza’s burning, starving flesh. We’ll see it on the walls of our synagogues and Jewish Community Centers, at our Passover seders and Shabbat meals. The ground underneath us will grow unsteady.” (p. 69)
Beinart also dedicates an entire chapter to anti-Semitism and its Zionist instrumentalization. He presents statistics proving that Palestinian and pro-Palestinian students in the United States experience more violence than they commit (p. 94).
In criticizing the Zionist slogan “Israel’s right to exist“, Beinart recalls: “The legitimacy of a Jewish state – like the holiness of the Jewish people – is conditional on how it behaves. It is subject to law, not a law in and of itself.” (p. 100). He draws analogies between Gaza’s destruction and colonial wars (p. 65) but avoids calling Israeli destruction of Gaza a genocide.
Beinart frequently addresses Israel’s defenders with rational arguments and historical facts. However, he repeatedly emphasizes that they are unlikely to influence them since support for Israel has become a pillar of Jewish identity and faith for many: “Remove Jewish statehood from Jewish identity and, for many Jews around the world, it is not clear what is left.” (p. 107). Even those horrified by Gaza’s devastation argue that Israel has no choice—ein berera. Beinart is convinced that there is a choice: equal rights, which will liberate both the oppressed and the oppressors.
The book is brief but raises questions that go far beyond Judaism, doing so in a way that is accessible to non-experts. The style is fluid, reflecting the author’s journalistic experience. One might broaden the book’s title and ask how one can remain human after witnessing genocide unfold in real time on millions of screens. No one can say, “I didn’t know.”

Dessin de presse par notre Artiste pour la Paix de l’Année 2022, Jacques Goldstyn.
L’article de Yakov est ici en sa version française.
L’auteur Peter Beinart est un journaliste de renom, politologue et professeur de journalisme à la New York University. Il a dirigé le magazine The New Republic et est l’auteur de quatre livres. Nommé parmi les cent « penseurs globaux » éminents par la revue Foreign Affairs, il est largement présent dans les médias américains, notamment en tant qu’editor-at-large de la revue Jewish Currents 1 .
Juif pratiquant d’origine sud-africaine, il a été éduqué dans l’esprit du national-judaïsme, un courant qui intègre les aspects rituels du judaïsme traditionnel au sein de l’idéologie sioniste. Il y a quelques années, il a renoncé au sionisme et est devenu un critique farouche de la ségrégation et de l’injustice à la base de l’État sioniste. Il a également changé d’avis à l’égard de l’invasion américaine de l’Irak, dont il était à l’époque un fervent défenseur.
Le livre commence par une lettre à un ex-ami dans laquelle il admet que chaque fois que l’auteur entre dans sa synagogue, il ne sait pas comment il y sera reçu. En effet, le sort d’un juif pratiquant moderne et antisioniste n’est pas simple, ni pour lui ni, surtout, pour ses enfants qui fréquentent les écoles juives. C’est plus facile pour les ultraorthodoxes, pour qui « sioniste » est plutôt un mot d’opprobre, ou pour les juifs dits « non affiliés », qui ne fréquentent guère la synagogue. Beinart espère que la rupture avec son ex-ami – c’est-à-dire avec le judaïsme mainstream – n’est pas définitive et que « notre parcours ensemble n’est pas fini » (p. 5).
Or, les appels à excommunier 2 les antisionistes « du sein du peuple juif » deviennent de plus en plus insistants. « In most of the Jewish world today, rejecting Jewish statehood is a greater heresy than rejecting Judaism itself. … We have built an altar and thrown an entire [Palestinian] society on the flames » (p. 102). L’auteur voit la destruction de Gaza comme un tournant dans l’histoire du judaïsme, un moment permettant un jugement moral sur la cruauté des juifs israéliens et de ceux qui les encouragent à ignorer toute norme morale « au nom de la survie » (p. 10). Il espère ramener les juifs à leur vocation première :
« Except for a religiously observant minority, we no longer describe ourselves as a people chosen by God to follow laws engraved at Sinai. We instead describe ourselves as a people fated by history to perpetually face annihilation but, miraculously, to survive. » (p. 13)
Pour lui, cette nouvelle conscience est une évasion morale qui alimente le récit de l’innocence juive (p. 14) et, par conséquent, évacue le concept central de récompense et de châtiment. Cette dégénérescence du judaïsme est visible depuis longtemps. Beinart cite Hannah Arendt qui, bien qu’elle ne fut pas pratiquante, concluait en 1963 : « The greatness of our people was once that it believed in God. And now this people believes only in itself » (pp. 72-73).
En conséquence, « the problem with our communal story is not that it acknowledges the crimes we have suffered. The problem is that it ignores the crimes we commit » (p. 31). Beinart, dans le titre de son livre, se focalise – sans pour autant justifier l’attaque du Hamas – sur ce qu’Israël a commis après le 7 octobre 2023. Il rappelle que les Palestiniens de Gaza vivaient dans une prison à ciel ouvert, d’où, comme l’avait déjà remarqué le général Moshe Dayan en 1956, ils pouvaient voir leurs maisons désormais habitées par les Israéliens qui les en avaient chassés.
Ce ne sont pas les croyances religieuses mais la douleur et la rancune personnelle qui motivent la violence du Hamas et d’autres groupes de résistance. Beinart se réfère à plusieurs études basées sur des entretiens avec leurs dirigeants et membres, qui démontrent que la violence subie par les Palestiniens aux mains des Israéliens constitue leur motivation première, ensuite renforcée par des motivations d’ordre religieux et politique. Mais même lorsque la résistance est pacifique, elle est vite dénoncée par Israël et ses partisans :
« We demand that Palestinians produce Gandhis, and when they do, American Jewish organizations work to criminalize their boycotts and Israeli soldiers shoot them in the knees. » (pp. 49-50)
Au Québec, la campagne non violente BDS (boycott, désinvestissement et sanctions) subit des attaques similaires. Comme le signale l’article de La Presse, la ministre de l’Éducation, Pascale Déry, qui a pris part dans la direction d’un organisme pro-israélien, menace de représailles les participants des protestations pacifiques sur les campus.
Conscient de son expérience sud-africaine, Beinart cite Nelson Mandela qui, en 1964, affirmait qu’il ne pouvait plus prêcher la non-violence lorsque le gouvernement déployait la force contre des revendications pacifiques (p. 53). En citant divers exemples (Irlande, Sud des États-Unis et, bien entendu, Afrique du Sud), l’auteur reconnaît que la minorité au pouvoir perçoit souvent l’égalité comme une menace existentielle : « ils vont nous jeter à la mer ». Or, selon de nombreuses études, c’est l’oppression qui engendre la violence, tandis que l’égalité des droits et la possibilité de changement politique y mettent fin (pp. 108-114).
Le récit historique de Beinart est incisif et largement basé sur des sources secondaires. Il explique que c’est l’expulsion des Palestiniens par les milices sionistes qui a provoqué la guerre de 1948 avec les pays arabes et que, par conséquent, ce n’est pas la guerre qui a entraîné leur exode, contrairement au mythe de la hasbara israélienne (pp. 20-28). Quelques comparaisons avec l’Afrique du Sud illustrent la nature de la suprématie juive sous contrôle israélien, notamment la justification de l’apartheid par « le droit de la nation blanche à l’autodétermination ».
Même si une grande partie de cet ouvrage est consacrée à des analyses politiques et historiques, elles préparent le terrain à des observations percutantes d’ordre religieux. Ainsi, en paraphrasant le rabbin Abraham Joshua Heschel, activiste contre le racisme et la guerre du Vietnam dans les années 1960, Beinart écrit (p. 69) :
[« …] if we put down our amulets and look Gaza in the eye, we’ll never get its images out of our head. We’ll look at our prayer books, many of which include prayers for the [Israeli] army … and see Gaza’s burning, starving flesh. We’ll see it on the walls of our synagogues and Jewish Community Centers, at our Passover seders and Shabbat meals. The ground underneath us will grow unsteady. (p. 69) »
Mais l’auteur est bien conscient de la pratique du deux poids, deux mesures, qui permet à beaucoup de juifs de blâmer les Palestiniens pour les souffrances qu’Israël leur inflige. En faisant un lien entre son récit plutôt journalistique et sa préoccupation religieuse, Beinart met en relief l’exceptionnalisme dont font preuve les sionistes juifs : l’État d’Israël, croient-ils, ne peut pas être jugé comme les autres, notamment par les tribunaux internationaux. Cette croyance érige l’État en objet de culte, et l’idolâtrie entraîne souvent d’autres péchés. En critiquant le slogan sioniste « le droit d’Israël à exister », Beinart rappelle : « the legitimacy of a Jewish state – like the holiness of the Jewish people – is conditional on how it behaves. It is subject to law, not a law in and of itself » (p. 100).
Beinart cite un prophète à l’appui : « Abraham était seul, et il a hérité du pays ; à nous qui sommes nombreux, le pays est donné en possession. C’est pourquoi il leur avait dit : Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel. Vous mangez vos aliments avec du sang, vous levez les yeux vers vos idoles, vous répandez le sang. Et vous posséderiez le pays ? Vous vous appuyez sur votre épée, vous commettez des abominations… Et vous posséderiez le pays ? » (Ézéchiel 33:24) “He could have been speaking about this war,” constate l’auteur à la fin du chapitre 3 (p. 73).
Beinart consacre tout le chapitre 4 à l’antisémitisme et à son instrumentalisation sioniste. Ayant moi-même souligné maintes fois l’importance de distinguer l’antisémitisme de l’antisionisme 4 , je trouve ce chapitre argumenté et convaincant. Il est particulièrement utile pour ceux qui hésitent à critiquer Israël de peur d’être accusés d’antisémitisme. Données statistiques à l’appui, Beinart prouve que les étudiants palestiniens et propalestiniens aux États-Unis subissent plus de violence qu’ils n’en commettent (p. 94).
L’épisode biblique de la révolte de Coré (Nombres 16) inspire le chapitre 5, qui traite de l’exceptionnalisme juif. Coré et ses alliés « s’étant attroupés autour de Moïse et d’Aaron, ils leur dirent : “C’en est trop de votre part ! Toute la communauté, oui, tous sont des saints, et au milieu d’eux est le Seigneur ; pourquoi donc vous érigez-vous en chefs de l’assemblée du Seigneur ?” ». Or, la sainteté n’est pas immanente à un groupe, mais plutôt une aspiration, voire une obligation articulée quelques chapitres plus haut (Lévitique 20:26).
Le fait que certains penseurs juifs de renom, dont Judas Halévi en Espagne médiévale ou le Maharal de Prague au XVI e siècle, affirmaient le contraire ne faisait de mal à personne, car les juifs n’avaient pas le pouvoir. Mais lorsque la croyance que les juifs sont par nature exceptionnels anime un État qui contrôle la vie de millions de Palestiniens, l’exceptionnalisme peut devenir meurtrier.
L’angoisse morale de Beinart découle de son acceptation de la définition d’Israël comme « État juif ». D’autres critiques religieux, notamment parmi les hassidim, ne l’acceptent pas et soulignent que l’État sioniste constitue une rupture, voire une négation du judaïsme. Par ailleurs, c’est ce qu’affirmaient jadis les pères fondateurs du sionisme, qui visaient une révolution radicale en dédaignant le juif au profit de l’intrépide nouvel Hébreu, fusil à l’épaule 5 .
L’auteur cite un journaliste palestinien qui affirme que presque tout habitant de Gaza a songé à se suicider. « In Islam, he explained, ‘suicide is an unforgivable sin that leads to eternity in hell.’ Nonetheless ‘nearly everyone I know in Gaza has contemplated suicide more than once.’ They suspected that ‘God’s hell … would be better than the hell Gaza now is.’ That was before the current war » (p. 51).
En citant le Talmud, Beinart rappelle que Dieu a créé le genre humain à partir d’un seul Adam pour que personne ne puisse dire « mon père est supérieur au tien ». Ainsi, il met en relief une perversion de la tradition religieuse juive, perversion qui consiste à renforcer la solidarité ethnique avec les victimes israéliennes au prix de la suppression de toute empathie pour les civils palestiniens.
Des rabbins, surtout ceux affiliés au national-judaïsme, ont appelé à la destruction totale des Palestiniens, voire au recours à la bombe atomique 6 contre les civils à Gaza. Entre-temps, le gouvernement d’Israël et ses réseaux d’influence ailleurs essaient de nier l’ampleur de la destruction de Gaza, voire, comme le rapporte Beinart, qualifient les accusations portées contre Israël de « diffamation du sang », blood libel, terme qui renvoie au statut du juif comme victime impuissante (p. 61). De la même façon, ils qualifient l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 de « pogrom », un autre terme lourd de sens qui présente le juif comme proie innocente (p. 39).
Or, pour Beinart, c’est l’oppression des Palestiniens qui est la cause de la violence perpétuelle, même si les forces sont radicalement déséquilibrées : une puissance nucléaire armée et appuyée inconditionnellement par les États-Unis contre des mouvements de résistance armés d’armes légères et de roquettes faites maison. Pour l’auteur, l’objectif d’éliminer le Hamas est illusoire, car ce sont les massacres israéliens qui renforcent les rangs de la résistance (p. 67).
L’auteur s’adresse souvent aux avocats d’Israël en avançant des arguments rationnels et des faits historiques. Or, il souligne souvent dans ce même livre que le soutien à Israël est devenu le pilier identitaire et cultuel pour beaucoup de juifs. « Remove Jewish statehood from Jewish identity and, for many Jews around the world, it is not clear what is left » (p. 107).
Il admet que les analogies qu’il trace entre la destruction de Gaza et les guerres coloniales (p. 65) sont convaincantes mais n’influenceraient guère les fervents sionistes. Même ceux qui sont horrifiés par la destruction de Gaza diraient qu’Israël n’a pas de choix, ein berera. Beinart est convaincu qu’il y a un choix : l’égalité des droits, qui va libérer tant les opprimés que les oppresseurs. Il interprète l’injonction biblique de libérer les esclaves : « Proclamez la liberté dans tout le pays, à tous ses habitants » (Lévitique 25:10). Mais pourquoi « à tous ses habitants », pas juste aux esclaves ? Parce que l’émancipation des esclaves libère également leurs maîtres.
Le livre est bref, mais il soulève des questions qui vont bien au-delà du judaïsme, et le fait d’une manière accessible aux non-initiés. Le style est fluide, reflétant l’expérience journalistique de l’auteur. On pourrait amplifier le titre et se demander comment on peut rester humain après avoir observé un génocide se dérouler en temps réel sur des millions d’écrans. Personne ne pourra dire « je ne savais pas ».
1 [Quelques mots sur la revue?] La revue présente les positions des juifs américains progressistes; publiée depuis 1946. Elle a plus de 5000 abonnés pour l’édition imprimée et plus d’un million de lecteurs en ligne; https://jewishcurrents.org/
2 Alexandria Fanjoy Silver, « Are anti-Zionists beyond the pale of peoplehood? », The Times of Israel. The Blogs, 4 février 2025, https://blogs.timesofisrael.com/are-anti-zionists-beyond-the-pale-of-peoplehood/.
3 Léa Carrier, « Des enseignants dénoncent “un abus de pouvoir” de Québec », La Presse, 14 février 2025, https://www.lapresse.ca/actualites/education/2025-02-14/enquete-visant-des-cegeps-montrealais/des-enseignants-denoncent-un-abus-de-pouvoir-de-quebec.php.
4 Yakov M. Rabkin, « Un amalgame qui mine la paix sociale », La Presse, 7 mai 2024, https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2024-05-07/antisemitisme-et-antisionisme/un-amalgame-qui-mine-la-paix-sociale.php.
5 À ce sujet, voir mon livre Comprendre l’État d’Israël. Idéologie, religion et société (Montréal, Écosociété, 2014), pp. 98-109.
6 T[imes] o[f] I[srael] Staff, « Rabbi backs remark by his son, a far-right minister, that nuking Gaza is an option », Times of Israel, 14 novembre 2023, https://www.timesofisrael.com/rabbi-backs-remark-by-his-son-a-far-right-minister-that-nuking-gaza-is-an-option/.