Avant d’être un artiste, je suis un citoyen. Tout citoyen a non seulement le droit d’exprimer son opinion sur tout ce qui touche l’évolution ou la régression de la société dans laquelle il vit, mais aussi et peut-être surtout, le devoir de le faire quand la nature dans laquelle il vit et la culture dans laquelle il baigne sont menacées par un mercantilisme outrageux. L’«affaire» des artistes, c’est, comme celle de tout citoyen, de faire en sorte que l’art qu’ils pratiquent puisse ouvrir l’imaginaire collectif à des dimensions plus profondes et plus palpitantes que la pensée unique des industries privées qui font chanter les gouvernements. L’affaire des artistes est de faire en sorte que leur production culturelle tienne lieu de tremplin à l’évolution d’une conscience planétaire dont l’application commence dans leur village, dans leur ville, dans leur région.
Et comme on peut déjà le constater dans les rapports internationaux entre plusieurs pays, l’eau est un enjeu d’une telle importance qu’elle peut être la source de guerres. « L’eau ne devrait pas couler trop longtemps sous les ponts avant de se retrouver au coeur de conflits armés un peu partout sur la planète », estime l’ONU. L’appropriation de l’eau par des intérêts privés menace la paix dans le monde et fragilise le développement des pays économiquement faibles. L’organisation mondiale de la santé estime que « toutes les 8 secondes, un enfant meurt d’une maladie liée à la pénurie d’eau potable et de services sanitaires ». Et comme le chante si bien Richard Séguin, « Qu’est-ce qu’on leur laisse » est une question fondamentale concernant le destin de l’humanité. Car, de plus en plus l’homme moderne se dénaturalise. Il faut reconquérir notre véritable nature humaine et pour cela, revenir aux sources de la vie, réfléchir à la destinée des règnes végétal, animal et humain et repurifier les éléments, les essences de la vie. Quelles chances ont les enfants des générations actuelles et celles de leurs propres enfants de boire de l’eau pure, de respirer de l’air pur et de manger les fruits d’une terre saine.
Bétonner une rivière, c’est comme mettre un oiseau en cage. Une chute, c’est une cathédrale d’eau, c’est un sanctuaire de paix. L’exploiteur industriel regarde une chute en pensant à son énergie hydraulique. Le citoyen s’en approche le cœur palpitant. De la magnificence de la chute se dégage une énergie psychique, une force qui se répand dans son âme et lui procure la joie d’être en vie. Qu’est-ce qui est le plus « logique » : un citoyen qui ingère des tranquillisants pour gérer son stress bien assis devant le petit ou le grand écran et regardant un film montrant la Chute-au-Tonnerre, ou bien un citoyen qui respire l’air pur en marchant quelques kilomètres pour aller la contempler ?
La durabilité de notre environnement commence par une écologie de l’esprit. N’oublions pas que les termes « écologie » et « économie » ont la même étymologie : le terme grec eikos qui signifie « habitat, maison ». L’écologie, c’est le discours et la science qui président à la gouvernance de notre habitat, de notre maison, de notre planète tandis que l’économie a pour mission d’en faire la gestion. Comme l’écologie consiste dans l’intégration de plusieurs sciences qui étudient les interactions des êtres vivants et de leur environnement, protéger une rivière, protéger une forêt, c’est protéger un écosystème, protéger une culture, c’est protéger la vie avant le profit.
Et comme le disait si bien un porteur d’eau, le philosophe Jacques Dufresne : « L’éthique est l’esthétique de l’âme, tandis que l’esthétique est l’éthique de l’environnement. »
À mon sens, la cause de l’environnement est humanitaire parce que protéger la beauté de la nature, source inépuisable d’inspiration, et créer de la beauté dans des œuvres artistiques, c’est humaniser l’humanité en faisant battre son cœur, c’est allumer son esprit pour des choses qui donnent un sens à la vie, qui contribuent à la qualité de vie des citoyens. Jouir de la splendeur d’une chute vierge contribue à la santé physique, mentale et culturelle d’un peuple. Seul, je crierais dans le désert. Mais quand près de 900 000 voix s’élèvent ensemble pour crier « Eau Secours ! Libérez nos rivières !», cela ressemble à un immense coup de tonnerre capable de réveiller tout le monde pour réfléchir à la question. La pire des pollutions se trouve entre les oreilles des profiteurs. La conscience écologique transcende et les affaires et la politique. L’enjeu du Sommet de Johannesburg était de taille : « mettre le secteur privé au service de la protection de l’environnement. » (Louis-Gilles Francoeur in L’actualité, sept.2002). Les cent prochaines années de l’humanité devront être définitivement écologiques, sans quoi, il n’y aura plus d’humanité. Car ce ne sont pas les gouvernements qui auront le dernier mot, c’est la nature.
Selon l’éminent écologiste Pierre Dansereau : « La privatisation va à l’encontre de la pensée écologique laquelle exige connaissance, planification et partage » les trois défis qu’il assigne aux sociétés et gouvernements du troisième millénaire.
L’écologiste Edgar Morin disait que « le progrès social ne doit pas être évalué selon les critères purement économiques, mais selon le développement intellectuel, spirituel et culturel de notre société. Nous appartenons à la terre qui nous appartient.»
Les rivières et les forêts sont des biens publics qui appartiennent au peuple, qui font partie de la culture, du patrimoine. Et s’il est vrai que le patrimoine est ce qui subsiste quand tout le reste a été oublié, le Québec doit se souvenir qu’en Amérique, ses lacs, ses rivières, ses chutes et ses rapides constituent un trésor inestimable.
Pas étonnant non plus de voir Hubert Reeves, porteur d’eau à Eau Secours!, sonner l’alarme et constater que « le développement économique se fait aux dépens de l’environnement et de la vie elle-même. » Des scientifiques appartenant à plusieurs disciplines, sensibles aux enjeux de la biodiversité et aux rapports entre l’homme et la nature, nous incitent à penser que nous ne devons pas nous voir comme séparés de la nature comme ceux qui n’en voient que la conquête et l’exploitation, mais en harmonie avec elle. Il s’agit d’harmoniser deux valeurs : l’avoir (l’économie) et l’être (la culture). Aujourd’hui ces deux valeurs s’entrechoquent.
Et que penser de l’action socio-politique de l’artiste Bono de U2 qui se bat pour faire baisser le prix des médicaments des sidatiques ? Que penser de l’action écologique des Rolling Stones qui font un spectacle-bénéfice pour appuyer le protocole de Kyoto ?
Souvent, bien avant les maîtres de ce monde, ce sont les artistes qui défendent les droits humains en commençant par le droit de vivre dans un monde sain. Les artistes se font les cerbères de la démocratie, de la dignité humaine, de la qualité de vie et des patrimoines du monde entier.
Certes, les artistes sont des rêveurs. Mais ce sont des rêveurs réveillés. Ils ont la tête dans le ciel pour voir venir l’avenir, les deux pieds sur terre pour réaliser leurs rêves et le cœur à la bonne place pour avoir le courage de persévérer dans leur foi en un monde meilleur. Les artistes ne font pas que divertir. Parce qu’ils sont près du peuple, ils l’avertissent des dangers qui le menacent. Parce qu’ils mordent dans la vie avec intensité, les artistes sont des êtres humains dont la philosophie de vie est humaniste. Véhicules de la philosophie des temps, ils défendent les valeurs humaines fondamentales, ont une conscience politique aiguë et leur combat pour l’amélioration du sort des opprimés, des abandonnés, des méprisés a toujours pour ressort une vive compassion. N’est-il pas logique de vouloir sauver la planète ! Où est la logique dans le darwi-nisme socio-économique ? N’est-il pas logique de vouloir changer un monde d’où la démocratie fout le camp ?
Derrick de Kerckhove, successeur de McLuhan, a raison d’écrire :
« La technologie et la science changent le monde, mais c’est l’art qui le rend humain. » (Les nerfs de la culture, PUL).
Et pourquoi les artistes, les scientifiques et les philosophes se prononcent-ils dans ces dossiers ? Parce qu’ils ont une sensibilité qui transcende le rationalisme qui sous-tend le libéralisme économique, parce que, créateurs de la beauté du monde, créateurs de la culture qui donne un sens au monde, ils veulent donner un sens à leur rapport avec la nature. Imaginer un monde sans artistes, c’est voir l’effondrement de la culture et du patrimoine. Et un monde sans culture sombrerait vite dans un ennui mortel. Une nouvelle culture de l’économie doit naître : celle du partage, du respect et de la solidarité. Autrement dit, il faut faire émerger de l’économie un nouvel humanisme. Heureusement, les artistes sont les rêves vivants de ce monde. Sans eux, le monde n’aurait plus de rêves à rêver. Plus de rêves à réaliser.
Raôul Duguay
Représentant des Porteuses et Porteurs d’eau
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