Traduction française :Vincent Lenormant
Adaptation : Pierre Jasmin

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C’est l’un des aspects les plus importants de notre système médiatique, et il est malheureusement très peu connu de l’opinion publique : la majeure partie des informations internationales que diffusent nos médias sont originaires de trois agences de presse internationales situées à New York, Londres et Paris.

Le rôle déterminant de ces agences fait que nos médias rapportent la plupart du temps les mêmes sujets et utilisent le plus souvent les mêmes formulations. Les gouvernements, les services militaires et les services de renseignement utilisent ces agences comme multiplicateur de propagation de leurs informations dans le monde. Le réseau transatlantique de ces médias bien établis fait que leurs points de vue sont peu remis en cause.

Une analyse illustre ces effets de manière évidente, elle reprend des communications au sujet de la guerre en Syrie faites par trois quotidiens importants en Allemagne, en Autriche et en Suisse : 78% des analyses sont basées partiellement ou totalement sur les communications des agences, mais 0% sont basées sur des investigations propres. De plus 82% des commentaires et entrevues sont en faveur des États-Unis / de l’OTAN, alors que la propagande porte exclusivement sur le camp adverse.

 

Comment les agences de presse mondiales et les médias occidentaux rapportent des sujets géopolitiques

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Crédit image : Swiss Propaganda Research / Capture d’écran de l’étude « Le multiplicateur de propagande »

Une étude de Swiss Propaganda Research
Pour lire l’étude dans son intégralité, cliquez ici.
Nous remercions la Swiss Propaganda Research pour cette étude révélatrice.

« Il faut toujours se poser la question : pourquoi est-ce que je reçois
cette information précise, de cette façon précise, à ce moment précis ?
Au final, ce sont toujours des questions de pouvoir. »

Konrad Hummler, banquier et patron de presse suisse

Introduction : « quelque chose d’étrange »

« Comment les journaux savent-ils ce qu’ils savent ? » La réponse à cette question risque de surprendre leurs lecteurs : « la principale source, ce sont les agences de presse. D’une certaine manière, ces agences, qui opèrent de façon quasi-anonyme, sont la clé des événements mondiaux. Alors quels sont leurs noms, comment marchent-elles et qui les finance ? Pour juger de la qualité de l’information à l’Est comme à l’Ouest, il faut connaître les réponses à ces questions. »  (Höhne 1977, p. 11)

Comme le remarque un chercheur sur les médias suisses, « les agences de presse sont le principal fournisseur des médias de masse. Aucun organe de presse quotidienne ne peut s’en sortir sans eux. Les agences influencent donc notre image du monde ; ce que nous savons, c’est ce qu’elles ont sélectionné. » (Blum 1995, p. 9) Vu leur importance, il est étonnant que ces agences soient à peine connues du public : « la plupart des gens ignorent leur existence… alors qu’elles jouent un rôle prépondérant dans le marché de l’information. Mais malgré ça, on ne leur a jamais prêté trop d’attention. » (Schulten-Jaspers 2013, p. 13) Même le patron d’une agence de presse l’a reconnu : « Il y a quelque chose d’étrange avec les agences de presse. Elles sont peu connues du public. Contrairement aux journaux, leur activité n’est pas sous le feu des projecteurs, et pourtant on les trouve à la source de chaque article. » (Segbers 2007, p. 9)

Le centre névralgique du système médiatique

Quels sont donc les noms de ces agences qui sont « à la source de chaque article » ? Il n’y en a que trois :

  1. Associated Press (États-Unis), 4000 employés à travers le monde. L’AP appartient à des médias étasuniens et son siège est à New York. AP News est utilisé par 12000 organes de presse internationaux, ce qui lui permet d’atteindre plus de la moitié de la population mondiale tous les jours.
  2. Agence France Presse (France), quasi gouvernementale, basée à Paris, 4000 employés. L’AFP envoie plus de 3000 dépêches et photos tous les jours aux médias du monde entier.
  3. Reuters (Grande-Bretagne), société privée, 3000 employés. Reuters a été racheté en 2008 par le patron de presse canadien Thomson, une des 25 personnes les plus riches du monde, pour devenir Thomson Reuters, dont le siège est à New York.

 

Plusieurs pays disposent en outre de leur propre agence de presse, comme la DPA allemande (Deutsche Presse-Agentur) qui en tant qu’agence semi-mondiale emploie environ 1.000 collaborateurs journalistiques déployés dans environ 100 pays. La DPA appartient à la société de médias et de radio allemande. Sa rédaction principale se trouve au siège d’Axel-Springer à Berlin, + l’APA autrichienne (165 rédacteurs) et la SDA suisse Schweizerische DepeschenAgentur (150 collaborateurs). Mais pour les informations internationales, les agences nationales s’en tiennent en général à l’agence américaine AP.

Wolfgang Vyslozil, ancien directeur de l’AP, a décrit leur rôle en ces termes : « Les agences de presse sont rarement visibles par le public. Elles sont le type de média le plus influent et en même temps le moins connu. » (Segbers 2007, p.10)

Petite abréviation, gros effet

Cependant, il y a une explication simple au fait que ces agences soient si peu connues du grand public : « La radio et la télévision ne citent pas leurs sources en général, et seuls les spécialistes savent déchiffrer les références dans les magazines. » (Blum 1995, P. 9) Les journaux ne sont pas particulièrement enclins à laisser leurs lecteurs se rendre compte qu’ils n’ont fourni aucun travail d’investigation pour la plupart de leurs articles. Voici des exemples de la façon dont les sources sont mentionnées dans les grands médias européens. À côté des abréviations des agences, on trouve les initiales des journalistes qui ont édité la dépêche.

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Les agences de presse comme sources d’articles de journaux.

Il arrive que les journaux utilisent des articles sans citer leur source. Une étude de l’Institut de Recherche Suisse pour la Sphère Publique et la Société, menée à l’université de Zurich en 2011, est arrivée à la conclusion suivante (FOEG 2011) :

« Les articles d’agence sont exploités intégralement sans citer leur origine, ou bien ils sont partiellement réécrits pour avoir l’air de contributions éditoriales. De plus, ils sont souvent assaisonnés sans grand effort : par exemple, on y ajoute un graphique ou une image et c’est présenté comme un article de fond. »

Les agences jouent un rôle proéminent, pas seulement dans la presse mais aussi dans l’audiovisuel public et privé. C’est ce que confirme Volker Braeutigam, qui a travaillé pour la chaîne publique ARD pendant dix ans et voit d’un œil critique la domination de ces agences :

« Un des problèmes fondamentaux, c’est que la rédaction d’ARD ne base ses informations que sur trois sources : DPA/AP, Reuters et l’AFP ; l’une est germano-étasunienne, l’autre est britannique et la troisième française. Le journaliste qui travaille sur un sujet n’a qu’à sélectionner les passages qu’il juge essentiels, les réarranger et les coller ensemble avec quelques fioritures. »

La Radio Télévision Suisse également se base sur ces agences. À des spectateurs qui leurs demandaient pourquoi ils n’avaient pas parlé d’une marche pour la paix en Ukraine, les journalistes ont répondu : « A ce jour, nous n’avons reçu des agences indépendantes Reuters, AP et AFP aucune information et aucun matériel vidéo concernant cette marche.»

En fait, non seulement le texte, mais aussi les images et les vidéos que nous voyons dans les médias tous les jours, viennent principalement de ces agences. Ce que le public non initié voit comme le travail des journalistes de son pays, n’est que la copie de dépêches provenant de New York, Londres et Paris.

Certains médias vont même plus loin, et, par manque de ressources, sous-traitent toutes les affaires internationales à une agence. Il est par ailleurs bien connu que de nombreux sites web ne publient que des dépêches d’agence (voir Paterson 2007, Johnston 2011, MacGregor 2013).

Au final, cette dépendance vis-à-vis des agences mondiales crée une similarité frappante dans le traitement de l’actualité internationale : de Vienne à Washington, les médias traitent les mêmes sujets, avec les mêmes mots – un phénomène qu’on aurait tendance à associer avec les « médias sous contrôle » des états totalitaires.

Voici des exemples tirés de publications allemandes et internationales. On peut voir que malgré l’objectivité qu’elles revendiquent, un léger biais géopolitique apparaît parfois.

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« Poutine menace », « l’Iran provoque », « l’OTAN s’inquiète », « le bastion du régime » : similitudes de contenu et de formulation dues aux rapports des agences de presse mondiales.

Le rôle des correspondants

La plupart de nos médias n’ont pas de correspondant à l’étranger, ils n’ont donc pas d’autre choix que de se fier entièrement aux agences mondiales. Mais qu’en est-il des grands quotidiens et des télévisions qui disposent de correspondants ? Dans les pays germanophones, il s’agit de journaux comme NZZ, FAZ, le Süddeutsche Zeitung, Welt et les diffuseurs publics.

Tout d’abord, il faut garder à l’esprit l’échelle de grandeur : si les agences mondiales disposent de plusieurs milliers d’employés à travers le monde, même le journal suisse NZZ, connu pour ses reportages internationaux, ne maintient que 35 correspondants à l’étranger, y compris ses représentants commerciaux. Dans des pays aussi vastes que la Chine ou l’Inde, il n’y a qu’un seul correspondant; l’ensemble de l’Amérique du Sud est couvert par deux journalistes seulement, tandis qu’en Afrique il n’y a pas un seul permanent.

Ajoutons à ça que dans les zones de guerre, les correspondants se risquent rarement à aller sur le terrain. Pour la guerre de Syrie par exemple, de nombreux journalistes ont fait des reportages depuis Istanbul, Beyrouth, le Caire ou même Chypre, et la plupart ne parlaient pas arabe.

Alors comment les correspondants trouvent-ils leurs informations ? Encore une fois, grâce aux agences. Le correspondant hollandais au Moyen Orient Joris Luyendijk a fait une description impressionnante du travail des correspondants et de leur dépendance aux agences dans son livre Des gens comme nous : la mauvaise représentation du Moyen-Orient :

« J’imaginais les correspondants comme des historiens du présent. Quand un événement important se produisait, ils y allaient, cherchaient à comprendre ce qui se passait, et faisaient leur reportage. Mais moi je n’allais pas chercher à comprendre ce qui se passait ; ça avait été fait depuis longtemps. Je suivais le mouvement pour faire un reportage sur place.

La rédaction appelait quand quelque chose se passait, ils m’envoyaient les dépêches d’agence, et je les reformulais pour la radio ou pour la presse. Pour ma hiérarchie, il était plus important de savoir qu’ils pouvaient me joindre sur le terrain que de savoir que je comprenais ce qui se passait. Les agences fournissaient assez d’informations pour pouvoir écrire ou parler de n’importe quelle crise ou sommet mondial.

C’est pour ça qu’on voit souvent les mêmes images et les mêmes histoires dans tous les médias. Dans les bureaux de Londres, Paris, Berlin ou Washington, tout le monde pensait que les mauvais sujets faisaient les gros titres et que nous suivions trop servilement les agences.

On s’imagine que les correspondants font l’information, mais en réalité la presse fonctionne comme une chaîne de montage dans une boulangerie industrielle. Les correspondants sont au bout de la chaîne, et ils font comme s’ils avaient cuit le pain eux-mêmes alors qu’ils l’ont juste emballé.

Un ami m’a demandé comment je réussissais à répondre à toutes les questions du présentateur sans hésitation. Quand je lui ai répondu qu’on connaissait toutes les questions à l’avance, il était outré. Il venait de réaliser que tout ce qu’il avait vu et entendu depuis des dizaines d’années n’était que du théâtre. » (Luyendjik 2009, p. 20-22, 76, 189)

Autrement dit, les correspondants n’ont en général pas les moyens de mener des recherches indépendantes, et doivent juste répéter et renforcer les sujets prescrits par les agences de presse : c’est l’effet mainstream.

Ajoutons à ça que pour des raisons budgétaires, de nombreux organes de presse partagent leurs correspondants : au sein d’un groupe de médias, les mêmes reportages internationaux sont utilisés par différents titres, ce qui ne contribue aucunement à la diversité des points de vue.

« Ce dont l’agence ne parle pas n’a pas lieu »

Le rôle central des agences de presse explique également pourquoi, dans les conflits internationaux, les médias utilisent les mêmes sources. Dans la guerre de Syrie par exemple, l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme, une organisation douteuse constituée d’un seul homme basé à Londres, est une source récurrente. Les médias ne se sont pas beaucoup intéressés à cet « Observatoire », son directeur étant difficile à joindre, même pour les journalistes.

C’est pourtant cet « Observatoire » qui livrait ses articles aux agences mondiales, qui les diffusaient ensuite à des milliers de rédactions, qui à leur tour en « informaient » des millions de lecteurs et de spectateurs dans le monde entier. Mais pas grand monde n’a cherché à savoir pourquoi les agences se référaient à cet étrange « Observatoire », ni qui le finançait.

L’ancien rédacteur en chef de l’agence de presse allemande DPA, Manfred Steffens, écrit dans son livre Le Business de l’Info :

« Une information ne devient pas correcte juste parce qu’on peut la sourcer. En fait il est plutôt étrange de croire une info parce qu’une source est citée. Derrière la protection qu’offre une « source », des gens peuvent répandre des choses très aventureuses, tout en ayant eux-mêmes des doutes sur leur véracité ; la responsabilité, au moins morale, pourra toujours être attribuée à la source. » (Steffens 1969, p. 106)

La dépendance vis à vis des agences mondiales est également la principale raison de la superficialité et de l’incohérence de la couverture des conflits géopolitiques, d’où sont absents l’historique des relations et les arrière-plans. Comme le dit Seffens : « Les agences de presse se basent sur les événements présents et sont par nature anhistoriques. Ils sont réticents à contextualiser les événements au-delà du strict nécessaire. » (Steffens 1969, p. 32)

Pour finir, la domination des agences mondiales explique pourquoi certains problèmes géopolitiques ou certains événements qui ne cadrent pas avec le récit officiel des USA/OTAN ne figurent pas du tout dans les médias : si les agences n’en parlent pas, la plupart des médias occidentaux n’en auront pas conscience. « Ce dont l’agence ne parle pas n’a pas lieu » (Wilke 2000, p. 1)

« Ajouter des informations douteuses »

Si certains sujets n’apparaissent pas du tout dans les médias, d’autres y sont prééminents, même s’ils ne devraient pas l’être : « Souvent, les grands médias ne s’intéressent pas à la réalité, mais à une réalité construite ou mise en scène. Plusieurs études ont montré que les grands médias sont avant tout déterminés par les activités de relations publiques, et que les attitudes passives et réceptives surpassaient le travail d’investigation. » (Blum 1995, p. 16)

En pratique, à cause des performances journalistiques plutôt faibles des médias et de leur dépendance aux agences, il est facile pour qui en a les moyens de diffuser à une audience mondiale et dans un format respectable, propagande et désinformation. Steffens, journaliste à la DPA, a averti de ce danger :

« Plus l’agence de presse ou le journal est respecté, plus le sens critique s’émousse. Si quelqu’un veut diffuser une info douteuse dans la presse mondiale, il lui suffit de la faire diffuser par une agence de réputation correcte pour être sûr de la voir reprise peu après par les autres. Parfois une fausse info passe d’agence en agence et devient d’autant plus crédible. » (Steffens 1969, p. 234)

Parmi ceux qui « injectent » des informations douteuses on trouve les armées et les ministères de la défense. Par exemple, en 2009 le directeur de l’agence étasunienne AP, Tom Curley, a déclaré que le Pentagone employait plus de 27000 spécialistes de la communication pour travailler les médias et faire circuler des manipulations ciblées, avec un budget de presque 5 milliards par an. Il a ajouté que des généraux de haut rang l’avaient menacé de le ruiner si jamais les journalistes étaient trop critiques vis-à-vis de l’armée. Malgré, ou à cause de telles menaces, les médias publient régulièrement des articles douteux dont les sources sont des « informateurs » anonymes, dans les « milieux de la défense US ».

Ulrich Tilgner, correspondant au Moyen-Orient historique des télévisions allemandes et suisses, a averti en 2003, peu après la guerre d’Iraq, de manipulations par l’armée et du rôle joué par les médias :

« Avec l’aide des médias, l’armée contrôle ce que le public perçoit, et ils s’en servent pour leurs opérations. Ils parviennent à faire bouger les prévisions, à propager des scénarios fictifs. Dans ce nouveau genre de guerre, les stratèges en communication de l’administration étasunienne ont le même rôle que des pilotes de bombardier. Les services de communication du Pentagone et des services secrets sont devenus des soldats de la guerre de l’information.

Pour mener à bien ses tromperies, l’armée US utilise précisément le manque de transparence des médias. La façon dont elle propage les informations, qui sont ensuite distribuées par les journaux et les diffuseurs, fait qu’il est impossible pour le lecteur ou le spectateur d’en connaître l’origine. Ainsi, le public ne peut reconnaître la vraie intention de l’armée. » (Tilgner 2003, p. 132)

Et ce qui est vrai pour l’armée l’est aussi pour les services de renseignement. Au cours d’un reportage remarquable de Channel 4, on peut voir des anciens représentants de la CIA et un correspondant de Reuters parler candidement de la dissémination systématique de la propagande et de la désinformation dans la couverture des conflits géopolitiques :

L’ancien agent de la CIA et lanceur d’alerte John Stockwell a décrit son travail lors de la guerre en Angola en ces termes : « Le thème de base c’était de faire en sorte que ça ait l’air d’une agression ennemie. Alors on a écrit toutes sortes d’articles qui allaient dans ce sens. Mon unité comptait un tiers de propagandistes, dont le métier était d’inventer des histoires et de trouver le moyen de les diffuser dans la presse. (…) Les journalistes de la plupart des médias occidentaux ne sont pas sceptiques, tant que ça va dans le sens des préjugés et des généralités. (…) Alors on écrivait un autre article, et ça durait comme ça des semaines. (…) Mais tout était faux. »

Fred Bridgland considère ainsi son passé de correspondant pour Reuters : « On basait nos dépêches sur les communications officielles. Il a fallu des années avant que j’apprenne qu’un expert en désinformation de la CIA était à l’ambassade et écrivait ces communiqués qui n’avaient aucun lien avec la réalité. (…) Pour le dire de façon très crue, vous pouvez publier n’importe quelle connerie et ça sera repris par les journaux. »

Quant à l’ancien analyste de la CIA David MacMichael, voici comment il parle de son travail pendant la guerre des Contras au Nicaragua : « Ils disaient qu’au Nicaragua nos services de renseignements étaient si performants qu’on était au courant dès que quelqu’un allait aux toilettes. Mais pour moi les articles qu’on donnait à la presse venaient tout droit des toilettes. » (Hird 1985)

Bien sûr, les services de renseignement disposent aussi d’un grand nombre de contacts directs dans les médias, à qui ils peuvent divulguer des informations si nécessaire. Mais sans le rôle central que jouent les agences de presse mondiales, la synchronisation mondiale de la propagande et de la désinformation ne pourrait être si efficace.

À travers ce « multiplicateur de propagande », les infos douteuses venant d’experts en communication travaillants pour les gouvernements ou les services de renseignements peuvent atteindre le grand public sans vérification ni filtre. Les journalistes se réfèrent aux agences et les agences se réfèrent à leurs sources. Même si elles laissent la place au doute (et se protègent) avec des termes comme « allégation », « apparemment » et autres, la rumeur se répand très vite au monde entier et l’effet se produit.

Comme le rapporte le New York Times…

Outre les agences de presse mondiales, d’autres sources sont utilisées par les organes de presse du monde entier pour traiter les conflits géopolitiques : les grands médias anglais et étasuniens.

Des enseignes comme le New York Times ou la BBC ont plus de 100 correspondants à l’étranger, et d’autres employés externes. Cependant, comme le remarque M. Luyendijk, correspondant au Moyen-Orient :

« Notre rédaction, moi inclus, s’abreuvait d’articles sélectionnés par des médias de qualité comme CNN, la BBC et le New York Times. On faisait ça parce qu’on supposait que leurs correspondants connaissaient le monde arabe et avaient autorité pour en parler ; mais au final beaucoup d’entre eux ne parlaient pas arabe, ou pas assez pour avoir une conversation ou suivre les informations locales. Les cadors de CNN, de la BBC, de l’Independent, du Guardian, du New Yorker, du NYT devaient bien souvent compter sur des assistants et des traducteurs. » (Luyendijk p. 47)

De plus, les sources de ces médias sont souvent invérifiables : « milieux de l’armée », « fonctionnaires anonymes du gouvernement », « fonctionnaires du renseignement » ou autres. On peut donc s’en servir pour disséminer la propagande. Dans tous les cas, l’orientation générale dans le sens des grandes publications anglo-saxonnes mène à la convergence des opinions sur les sujets liés à la géopolitique.

Voici quelques exemples de ces références aux grands médias anglo-saxons, relevés dans le plus grand quotidien de Suisse, Tages-Anzeiger, au sujet de la Syrie. Ces articles datent tous d’octobre 2015, lorsque la Russie est intervenue directement pour la première fois (les sources US/UK sont en bleu) :

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Le récit désiré

Mais pourquoi est-ce que dans nos médias, les journalistes n’essayent pas tout simplement de faire des recherches et de travailler indépendamment des agences mondiales et des médias anglo-saxons ? M. Luyendijk, correspondant au Moyen-Orient, décrit ainsi son expérience :

« Vous allez peut-être me dire que j’aurais pu chercher d’autres sources à qui me fier. J’ai essayé, mais à chaque fois que j’ai voulu écrire un article sans me baser sur les agences de presse, les grands médias anglo-saxons ou les discours dominants, ça n’a pas marché. (…) Évidemment, en tant que correspondant, j’aurais pu raconter des histoires très différentes à propos d’une même situation. Mais les médias ne pouvaient en présenter qu’une, et souvent, c’était exactement l’histoire qui confirmait l’opinion générale. » (Luyendijk p.54ff)

Le chercheur Noam Chomsky a décrit cet effet dans son essai « What makes the mainstream media mainstream » : « si vous vous éloignez de la ligne officielle, si vous produisez des reportages dissidents, voilà ce qui va se passer. (…) Il y a différentes manières de vous faire rentrer dans le rang. Si vous ne suivez pas les règles, vous ne garderez pas votre travail longtemps. Ce système marche très bien, et il reflète les structures de pouvoir. » (Chomsky 1997)

Cependant, certains grands journalistes continuent de croire que personne ne peut leur dire ce qu’ils doivent écrire. Comment est-ce possible ? Chomsky clarifie cette apparente contradiction :

« Le truc c’est qu’ils ne seraient pas là s’ils n’avaient pas déjà démontré que personne n’a besoin de leur dire ce qu’ils doivent écrire, puisqu’ils vont dire ce qu’il faut. S’ils avaient commencé à Métro et qu’ils s’étaient intéressés au mauvais genre d’articles, ils ne se seraient jamais retrouvés dans la position où ils peuvent dire ce qu’ils veulent. On peut en dire autant des carrières universitaires dans les disciplines plus idéologiques. Ils sont passés à travers le système de socialisation. »

En fin de compte, ce « système de socialisation » conduit à un journalisme qui ne fait plus de recherches indépendantes et de reportages critiques sur les conflits géopolitiques (et d’autres sujets), mais qui cherche à consolider le récit souhaité par des éditoriaux et des commentaires appropriés.

Conclusion : la « première loi du journalisme »

L’ancien journaliste d’Associated Press Herbert Altschull l’a appelée la première loi du journalisme : « dans tous les systèmes de presse, les médias sont les instruments de ceux qui exercent le pouvoir politique et économique. Les journaux, les périodiques, la radio et la télévision n’agissent pas de manière indépendante, alors qu’ils en ont la possibilité. » (Altschull 1984/1995, p. 298)

Dans ce sens, il est logique que les médias traditionnels, qui sont financés en majeure partie par la publicité ou l’état, représentent les intérêts géopolitiques de l’alliance transatlantique, étant donné que les annonceurs comme les états dépendent de l’architecture économique et sécuritaire transatlantique que dirigent les États-Unis.

De plus, les personnages-clés des médias dominants font souvent partie des réseaux des élites transatlantiques, dans l’esprit du « système de socialisation » de Chomsky. Les institutions les plus importantes à cet égard incluent le Council on Foreign Relations, le groupe Bilderberg, et la Commission Trilatérale, où l’on trouve beaucoup de grands journalistes.

La plupart des grands médias peuvent donc être vus comme des « médias de l’establishment ». Ça s’explique par le fait que dans le passé, la liberté de la presse était assez théorique, car tout le monde ne pouvait pas obtenir une autorisation de diffuser, une fréquence d’émission, une infrastructure financière et technique ou autre.

La première loi d’Altschull n’a été brisée que par Internet, dans une certaine mesure. Ainsi, au cours des dernières années, un journalisme de qualité, financé par les lecteurs, a vu le jour, et il dépasse souvent les médias traditionnels en termes d’analyse critique. Quelques-unes de ces publications « alternatives » ont déjà un large public, ce qui montre qu’un grand lectorat ne doit pas forcément rimer avec une moindre qualité.

Néanmoins, jusqu’à maintenant les médias traditionnels réussissent à attirer une grosse majorité de visiteurs sur leurs sites également. Et c’est encore dû aux agences de presse, dont les dépêches instantanées forment l’épine dorsale de la plupart des sites d’information.

Le « pouvoir politique et économique », comme le dit la loi d’Altschull, va-t-il garder le contrôle de l’information, ou bien les « informations incontrôlées » vont-elles changer la structure politique et économique ? Les années qui viennent vont nous le dire.


Références

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