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À la gloire de Paul Marchand

Sur le capot avant de sa bagnole à Sarajevo : I’m immortal; à l’arrière : morituri te salutant, célèbre devise des gladiateurs romains prêts à défier la mort dans l’arène, par sympathie pour Spartacus, premier révolutionnaire voulant libérer ses pairs de la violence des puissants.

Que j’aurais aimé dire du mal de ce film sur Paul Marchand, qui nourrissait un diable en lui-même : membre du boys’club de journalistes correspondants étrangers, jouant au poker ou au foot dans le lobby de leur hôtel déglingué, lui, le plus macho d’entre eux

  • traitait ses confrères de lâches;
  • exerçait un chantage sur les radios canadiennes, françaises et suisses en les menaçant de cesser son travail de correspondant de guerre, si elles altéraient le moindrement ses communiqués;
  • ridiculisait les Casques Bleus de l’ONU et engueulait leur général brûlant ses surplus de pétrole « qu’on pourrait utiliser pour une génératrice au service des salles d’opération de l’hôpital! » Mais, colérique, il faisait spinner sa voiture cinq minutes, brûlant ainsi son propre pétrole;
  • avait comme seul ami un chien qu’il nourrissait, alors que tout le monde crevait de faim vu le blocus de la ville (on nous a heureusement épargné la classique image, quoique sous-entendue, d’un méchant Tchechnik trucidant la pauvre bête);
  • tomba amoureux d’une traductrice serbo-bosniaque se battant pour les habitants de Sarajevo et parlant six langues (j’en ai rencontré une comme cela), qui « quoique femme », avait plus de couilles que tous ses confrères réunis…

 

N’en jetez plus, la cour est pleine de ce romantisme immature de guerre, auquel Bernard-Henri Lévy allait succomber en chemise blanche de corsaire des années plus tard et surtout faire succomber, par son influent talent littéraire et sa fortune familiale, le gouvernement français : avec l’OTAN commandée par un général canadien ensuite au service de Lockheed Martin, Sarkozy alla massacrer les Libyens qui ne s’en sont toujours pas remis, presque neuf ans plus tard, au prix, comme à Sarajevo pendant le long siège, de dizaines de milliers de morts musulmanes chaque année.

Paul Marchand m’avait engueulé, président des Artistes pour la Paix dans les années 90

  • de retour de ma pépère Flottille de paix, donnant des concerts en des villes portuaires pour des réfugiés en Croatie-Slovénie en partant de Dubrovnik, alors que le bruit des bombes nous parvenait de Bosnie, où s’était rendue la troupe de théâtre de la comédienne Liv Ullmann co-fondatrice avec Harry Belafonte des Performing artists for nuclear disarmament;
  • lui, le typique français chiant et imbu de lui-même, se surjouant le rôle de Fidel Castro tétant ses cigares cubains, mais animé de la témérité de courir les plus grands risques pour faire connaître la vérité de cette guerre de tranchées par trop inégale : une pauvre ville multiculturelle encerclée par l’armée serbe de feu Tito (vu le passé nazi des Oustachis croates). Les Artistes pour la Paix, via leur membre Gérard Pelletier influençant Jean Chrétien, avaient réussi à faire bombarder les hauteurs (en prévenant une heure d’avance pour ne détruire que canons et munitions trop lourdes), seule action militaire que nous ayons jamais approuvée de notre existence, deux mois après le massacre de Srebrenica.

 

Plus qu’un excellent film d’action

Les quatorze années de travail par Guillaume de Fontenay [1] n’ont pas été vaines, son scénario s’étant sans doute affiné par d’importantes réserves sur le comportement de son « héros ». On y reviendra. Le film a des atouts considérables : dès ses premières secondes dans le noir, avec les sons des balles et des obus sifflant à nos oreilles, voici une hallucinante entrée en matière pour un cinéaste doué et assez humble pour comprendre que l’imagination du spectateur sera toujours plus forte que toute représentation imagée.

Suit un rythme soutenu d’images véridiques au point où on croirait aisément à un documentaire, images rapprochées en gros plans, avec un montage nerveux à souhait, sur l’adrénaline. De bons scénaristes, Guillaume Vigneault et Jean Barbe, ont retravaillé le texte de Paul Marchand, incarné par l’impeccable comédien Niels Schneider, comme hypnotisé par la réalité obscène de la guerre et n’arrivant donc pas à humaniser son regard, même au contact d’Ella Rumpf qui crève l’écran par sa sobriété crédible, jamais cabotine.

La meilleure actrice reste la ville de Sarajevo, qui a accepté de revivre ses heures sanglantes en recréant Sniper’s alley et en fournissant des figurants dont la vérité éclate, malheureux emmitouflés dans chandails et manteaux, vu le manque d’électricité durant la guerre dans les pauvres maisons à logements. Le choix de tourner sur les lieux mêmes permet de mieux revivre les drames de peuples déchirés, à la manière de la casbah de l’Alger du film de Gillo Pontecorvo (1967) ou des images tournées en des quartiers populaires de Montréal ou de Québec (même transposées à Pointe St-Charles) dans les ordres de Michel Brault (1974) et les Plouffe de Gilles Carle (1981), films plus émouvants par leur humanité que par exemple Octobre trop idéologique du grand Pierre Falardeau.

« Embedded »

On réserve généralement le terme infâmant d’« embedded » à des journalistes qui accompagnent les armées impérialistes américaines. Certains esprits chagrins l’ont appliqué à Patrice Roy ou même à Michèle Ouimet en Afghanistan. Par leur talent exercé à Radio-Canada, Azeb Wolde-Gheorgis et Sophie Langlois en Afrique, Marie-Ève Bédard au Moyen-Orient, Tamara Alteresco en Russie ou Anyck Béraud en Chine ont jusqu’à présent évité le qualificatif. J’avais consolé la gouverneure générale Michaëlle Jean, de retour d’Afghanistan, dévastée par le triste sourire approbateur de son mari reprenant le mot maudit que je venais d’émettre, elle qui naïvement avait cru servir la cause des femmes, en avalisant le colonialisme guerrier canadien contre les Taliban.

Mais du côté de la gauche aussi, il y a des « intégrés » (traduction édulcorée d’embedded) à la réalité de peuples opprimés, kurdes, palestiniens, rohingyas, autochtones, tel Paul Marchand, qui sont prêts à franchir la ligne de démarcation qu’un confrère journaliste aîné lui rappelle dans le film : accepter de « passer » dans son coffre de voiture le père de son amie vers la Croatie pour qu’il s’y fasse soigner, oui; s’adonner à la contrebande de vivres ou de médicaments [2], passe encore; mais transporter des munitions, cela n’allait plus, car l’action armée – même indirecte – l’excluait du métier de journaliste qui se doit d’être minimalement non partisan, pour ne pas devenir propagandiste. Au moment de notre houleuse rencontre au Café Sarajevo, de retour de Bosnie qui avait sérieusement ébranlé sa santé mentale, Pierre Vallières [3] était persuadé pouvoir sauver les Bosniaques en leur envoyant non seulement du papier journal, mais aussi des mines anti-personnel SNC-Lavalin ! Or, les Artistes pour la Paix collaboraient à cette époque avec « le méchant fédéral » en vue d’une éventuelle Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel [4] (1997) qui allait sauver des dizaines de milliers de victimes en Angola, au Cambodge, en Afghanistan et même en Bosnie.

Enfin, le film s’est vu reprocher de ne se prêter à aucune mise en contexte politique sérieuse, mais comment aurait-il alors réussi à rendre son atmosphère chaotique, propre à toute guerre, ce par quoi il est foncièrement réaliste, donc …pacifiste ? Les crédits finaux du film rendent hommage « au courage de la FORPRONU », que le scénario de Marchand fait pis qu’égratigner. Embedded, dans l’état de détresse où il se trouvait par sympathie pour les habitants agressés de Sarajevo, pouvait-il se rendre compte qu’en minant ainsi la crédibilité des Casques Bleus de l’ONU et de leur politique de non-engagement, il ouvrait la voie aux actions militaires de l’OTAN, financées et équipées des armements les plus destructeurs au service d’un cruel complexe occidental militaro-industriel-académique-médiatique-humanitaire prétendant lutter pour le R2P (ou la responsabilité de protéger) que la mentalité macho colonialiste s’arroge le droit de déterminer sans consultation ?

Mais le fait que la plupart de nos médias aient bien accueilli le film est un signe heureux que nos journalistes (du moins culturels) adhèrent encore à la vision humaniste des guerres; bref, on n’est pas encore assujettis à l’esprit de conquête ou de vengeance propre à Hollywood !


[1] Est-il parent avec Juliette Bourdeau de Fontenay qui nous avait aidés lors de la composante anti-nucléaire du Forum Social Mondial ?

[2] Un des souvenirs les plus heureux de notre flottille de paix 1992, fut le contact avec des humanitaires juifs travaillant d’arrache-pied pour acheminer des vivres aux musulmans de Bosnie ! Un habitant de Sarajevo dans le film fait remarquer que jamais dans la période heureuse d’avant-guerre on ne faisait allusion aux religions de ses voisins…

[3] Auteur de l’immortel livre inspiré de Frantz Fannon, Nègres blancs d’Amérique.

[4] Ni les Américains, ni les Russes, ni les Chinois n’ont encore signé ce traité entériné par 164 pays !! Même situation dans le sabotage du Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires par ces trois pays, plus la France, l’Angleterre et même le Canada. Si on est pour la paix (avertissement ! Passage moralisateur !!!), ne vaut-il pas mieux informer ses proches de ces réalités en vue de les changer politiquement, que de prendre les armes ?